La charge du 4e régiment de cuirassiers à Elsasshauen
6/8/1870

 


La charge des cuirassiers
Théodore Lévigne

En début d'après midi du 6 aout 1870, la bataille de Froeschwiller semble perdue. Les deux corps d'armée français, commandés par le maréchal de MacMahon sont en passe de ployer sous la pression des Prussiens en forte supériorité numérique. Sur l'aîle droite de la bataille, les divisions de Lartigue et Conseil-Dumesnil sont au bord de la déroute et il est impossible de conserver aucun espoir sur l'issue de la bataille. Il faut, à tout prix, assurer la retraite de l'armée.

C'est alors que la 2e division de cavalerie de réserve, sous les ordres du général de Bonnemains, composée des brigades Girard (1er et 4e cuirassiers) et de Bauer (2e et 3e cuirassiers), va être, à son tour, lancée en avant. Le maréchal de Mac-Mahon accourt au-devant des escadrons de cette belle division ; il est dans un état d'exaltation indicible : " Général, en avant ! Le salut de l'armée l'exige."


Extrait de l'historique du 4e régiment de cuirassiers

Pendant ce temps le régiment était de pied ferme, le sous-lieutenant Billet est grièvement blessé à la mâchoire par une balle qui rebondit sur sa cuirasse et malgré ses insistances pour rester à son porte, il est conduit à l'ambulance sur l'ordre du colonel Billet, son père.

Louis Auguste Billet
Blessé d'une balle qui lui fracture la maxilaire inférieur
Décoré en 1871

Vers deux heures et quart, aussitôt le 1er cuirassier rallié, le général Girard donne au 4e cuirassiers l'ordre de charger à son tour par escadron.
Le régiment se met en mouvement en colonne serrée, marchant de façon à passer au sud d'Elsasshausen. Le 1er escadron est conduit par le colonel, il prend le galop et gagne la hauteur qui se trouve en avant de lui. Le terrain oblige bientôt la colonne à rompre par pelotons ; elle traverse un petit chemin empierré et encaissé, le chemin des Crêtes, garni de tirailleurs de toutes armes ; ces éléments de choix, bien déterminés à la lutte étaient composés des tirailleurs, de zouaves, de chasseurs, de fantassins des 21e et 47e de ligne, venant de tous les points du champ de bataille ; on y comptait aussi au moins une vingtaine de cuirassiers démontés venant de Morsbronn ; ils avaient ceint la giberne d'infanterie par-dessus leur cuirasses, sans quitter leurs grands sabres, et faisaient feu avec rage.
A 100 mètres à l'est du chemin des Crêtes, le régiment en colonne de pelotons s'arrête un instant pour permettre aux escadrons de tête de se former en bataille ; pendant ce temps, la fusillade du Nieder Wald redoublait d'intensité et le crépitement des balles sur les cuirasses s'entendait comme le choc de la grêle sur les vitres.

Capitaine adjudant major Chaine

Capitaine adjudant Major Savalle

La charge du 1er escadron.

Le 1er escadron, aussitôt formé, part à la charge ; il est commandé par le capitaine Billot ; le colonel le dirige à 600 mètres environ en avant vers une houblonnière occupée par les troupes allemandes qui font un feu nourri ; l'escadron laisse Elsasshausen en flammes à 250 mètres sur sa gauche, descend la pente assez raide semée d'obstacles et vient se heurter à des haies et à la houblonnière, dont les perches sont, selon l'usage, reliées par des fils de fer ; l'escadron est arrêté court, il ne peut franchir l'obstacle, et sous un feu violent qui fait de nombreuses victimes, il se voit forcer de faire demi-tour.

Capitaine Billot
Commande le 1er escadron

Sous Lieutenant Devezeaux de Rancougne
1er escadron

Sous Lieutenant Béchelé
1er escadron

La charge du 2e escadron.

Le 2e escadron, commandé par le capitaine Millas, suit le 1er à peu de distance ; il est également accompagné par le colonel qui, tout à fait en avant, se dirige cette fois un peu plus au nord ; mais le terrain n'est pas plus favorable ; engagé dans les vignes et les pierrards, le 2e escadron ne peut pas davantage aborder l'ennemi qui le fusille de près.
Le commandant Broutta a l'avant-bras enlevé par un obus, comme il passait le chemin qui se dirige au sud d'Elsasshausen ; un cuirassier démonté, Michel, vient à son secours et l'emporte pour le mettre à l'abri ; Le lieutenant Prévost a le bras gauche cassé au coude par une balle ; un grand nombre de cuirassiers et de chevaux sont atteints.
L'escadron fait demi-tour et vient, en longeant à sa droite les granges en feu d'Elsasshausen, se rallier avec le 1er escadron derrière le reste du régiment.

Capitaine Millas
Commande le 2e escadron

Commandant Broutta
Ancien officier du régiment des cuirassiers de la Garde
A l'avant bras droit emporté par un obus

Lieutenante Prevost
Blessé

La charge du 4e escadron.

Tandis que les deux premiers escadrons se ralliaient, le maréchal de Mac Mahon arriva vivement auprès du régiment. N'ayant pas pu se rendre compte des obstacles qui avaient arrêté l'élan des deux premiers escadrons, il ne s'expliquait pas leur retraite et dit au colonel : "Colonel, ce n'est pas charger à fond ! Nous allons mieux faire" répond le colonel Billet. Il se place alors devant le 4e escadron ; il a avec lui le commandant de Negroni, le lieutenant d'état-major Mayniel, qui ne l'a pas quitté, et le sous-lieutenant porte étendard Ginter. Il part au grand trot en disant "Suivez-moi !"

Afin d'éviter les obstacles qui ont arrêté les deux premières charges, le colonel remonte, en le longeant, le chemin creux d'Elsasshausen, cherchant un point pour le franchir et passer au nord ; les berges étaient hautes et raides ; le peloton de tête, impatient, tenta sans succès le passage ; il y eut des culbutes et un froissement retentissant de cuirasses ; le 2e peloton alla passer quelques pas plus loin vers l'ouest, à environ 150 mètres à l'est de la croisée du chemin de Woerth, et fut suivi du reste de la colonne.
L'escadron de tête, le 4e, se trouva ainsi à la naissance d'une petite vallée gazonnée, celle qui passe au nord d'Elsasshausen, allant sur Woerth. Le 1er cuirassier avait chargé par là. Le 4e escadron se forma rapidement et partit au galop. "Trompette sonnez la charge !" ordonna le colonel. L'escadron galopait furieusement depuis près de 1000 mètres sans rien voir, ayant dépassé à sa droite une longue houblonnière de peu d'épaisseur, à sa gauche des vergers, des haies, des clôtures naturelles, lorsque le sous-lieutenant Ginter s'écrie : "Les voilà !" et il montre au colonel un groupe de tirailleurs prussiens qui se trouvait à une cinquantaine de pas sur la droite, dans un verger planté de pommiers. Ce verger était presque entouré de buissons et protégé du côté de la charge par une petite tranchée.

Sous Lieutenant Ginter
porte étendard du régiment
Décoré de la Légion d'Honneur
Ici capitaine au 10e Hussards en 1873

Le colonel Billet, ayant à se droite le capitaine d'Eggs, à sa gauche le lieutenant Mayniel, tous trois presque botte à botte, fond sur l'ennemi ; il tenait un allemand au bout de son sabre et venait de sauter le fossé quand il est croisé, bousculé, désarçonné, par des cavaliers qui font demi-tour à gauche. Il tombe et reste sans connaissance sur le terrain.
En même temps la capitaine d'Eggs qui arrivait brillamment le premier de son escadron sur les tirailleurs ennemis, tombe frappé à mort au front par une balle ; le coup de feu avait été tiré à quatre mètres de distance sur le groupe de tête. Le lieutenant Motte est tué, le sous-lieutenant Faure, entouré et blessé d'un coup de crosse sur le bras, se dégage à coups de sabres. Le lieutenant Pelletier avait été désarçonné ; sur les six officiers qui appartenaient au 4e escadron, quatre étaient tués ou blessés. Le commandant de Negroni avait eu la bombe de son casque traversé par un gros eclat d'obus. Le lieutenant d'état-major Mayniel, qui charge pour la troisième fois, frappe de son sabre un fantassin allemand ; le brigadier Jousseaulme et le trompette Decloux en tuent deux autres de coups de pointe. Mais sauf quelques corps à corps isolés, l'escadron ne réussit pas à aborder le gros de l'ennemi. Rompu par les arbres et les haies, fusillé de toutes parts sans y voir grand-chose, n'apercevant aucun groupe compact qui offre un but à son attaque, il tourbillonne un instant sous les obus et les balles, puis bat en retraite en se ralliant sur la hauteur. .

Capitaine d'Eggs
Commande le 4e escadron
Tué pendant la charge et enterré sur place

Lieutenant Pelletier
4e escadron

Sous Lieutenant Legrain
4e escadron

Le 5e escadron.

Le 5e escadron qui avait appuyé le mouvement du 4e, joignit à peine l'ennemi. Le lieutenant Schiffmacher, au moment du départ tomba mortellement frappé d'une balle au ventre ; il mourut dans la nuit même à l'ambulance de Reichshoffen. Le sous-lieutenant Gauthier, désarçonné, fut fait prisonnier et l'escadron fut entrainé dans la retraite du 4e. Cinq officiers restés sur le terrain jalonnaient le chemin parcouru par la dernière charge.

Sur le point d'arriver au ralliement, le maréchal des logis Davis s'apercevant que le commandant de Negroni était obligé d'abandonner son cheval, mortellement atteint au flanc pendant la charge, vint lui proposer le sien. Le commandant refusa cette offre généreuse ; le trompette Decloux venait de lui amener un cheval d'artillerie tout sellé qui errait sans cavalier à quelques pas de là.

Commandant de Négroni
A gauche, avec son frère
Echappe de peu à la mort durant la charge

Capitaine Hénot
Commande le 5e escadron
Blessé à la nuque d'une balle lors de la retraite

Fin de la charge et bilan.

Les quatre escadrons, bien réduits, vinrent se reformer derrière la crête d'où ils étaient partis et les Turcos disaient : " Bravo les cuirassiers ! " Le Lieutenant Colonel Lacour, qui avait bien payé de sa personne prit le commandement du régiment, puis la brigade Girard rejoignit la brigade de Brauer qui s'était avancée pour la soutenir à l'est de l'Eberbach, en arrière de la crête, la gauche dans la direction de Frœschwiller, appuyée à une grande houblonnière, la droite vers les bois.

La bataille est perdue et la division fait retraite avec l'armée et rejoint Saverne le lendemain au matin.

On fait l'appel et il manque au 4e cuirassiers 170 hommes tués, blessés ou disparus, près du tiers de l'effectif. On ne comptait guère plus de 150 hommes dans les rangs pour tout le régiment. .

   

Auguste Billet

Né à Fismes le 7/6/1817, il fait l'école de Saint Cyr en 1836. Il est nommé Sous Lieutenant en octobre 1838 et affecté au 5e régiment de lanciers. Il reste 17 ans au régiment et passe successivement les grades de Lieutenant en 1842, Capitaine en 1846 et capitaine commandant un escadron en 1854.

En Aout 1855, il est nommé Major au 5em Hussards et part en Afrique du 8/10/1855 au 30/5/1858, puis de nouveau du 2/10/1858 au 31/5/1859. Il reçoit la croix de la Légion d'Honneur en 1857.

Nommé Lieutenant Colonel du 3em Lanciers en 1862, il est promu officier de la Légion d'Honneur en 1864.

En 1867, il est nommé Colonel du 4em régiment de cuirassiers.
Lors de la journée du 6/8/1870, Billet charge à la tête du 4em escadron; démonté par le feu des Prussiens, il reste un moment sans connaissance aux mains de l'ennemi. Remis de son évanouissement causé par sa chute, il est relevé et fait prisonnier par des fantassins du 58e régiment prussien. Ils accompagnent alors le colonel à l’ambulance et le remettent ensuite aux mains d’un officier d’état major qui lui fait donner un cheval et le conduit sur les arrières. Vers cinq heures, près de Woerth, le Prince Royal de Prusse, apercevant ce colonel de cuirassiers au milieu d’un groupe de prisonniers, s’avançe vers lui et lui dit : « J’ai remarqué vos charges, colonel. Dans un combat entre Français et Prussiens, il n’y a pas de honte à être battu. Du reste, je ne suis pas orateur, mais je dois vous dire simplement : Votre honneur est sauf, et comme preuve, donnez-moi la main."

Billet revient de captivité le 26/3/1871 pour reprendre le commandement du régiment à Limoges. Chargé de réprimer les émeutes de cette ville, il est tué à le tête d'un peloton le 4/4/1871 alors qu'il voulait disperser un attroupement.

Photos Yvon (Vendôme)

   

L'honneur était sauf en effet et dans les rangs décimés des escadrons qui s'éloignaient si tristes du champ de bataille, il n'était pas un homme qui ne le sentit et n'en fut fier. Tous nos cuirassiers portaient sur leur figure l'expression de la fierté que donne le devoir entièrement et vaillamment accompli. Quant aux braves tombés dans la journée, leur dévouement n'avait pu balancer la fortune, mais ils n'étaient pas morts en vain, car leur généreux sacrifice avait sauvé les débris de l'armée. Le souvenir des cuirassiers d'Elsasshausen demeure impérissable, comme celui des cuirassiers de la haie-sainte et ces deux journées malheureuses sont à coup sûr pour le régiment ses plus beaux titres de gloire.

Lieutenant Colonel Lacour
Décoré de la légion d'Honneur
Promu colonel du régiment après la bataille

Capitaine Aragonnes d'Orcet
Commande en second le 1er escadron
Chevalier de la Légion d'Honneur

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