Fachoda - 25 aout 1898
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La petite garnison française repousse les Derviches
Le 10 juillet 1898, la colonne Marchand atteint le poste de Fachoda sur le Nil blanc après une éprouvante marche de 6.000 kilometres. La position est fragile : isolée de toute communication avec la France, sans ravitaillement organisé et située à peine à 650 km au sud de Karthoum, tenue par les Derviches hostiles aux chretiens. La petite troupe s'attelle rapidement en la remise en l'état du fort abandonné.
Après avoir péniblement remis le fort en état, entrepris les premiers contacts avec les indigènes de la région pour être ravitaillé et planté une premier jardin potager, la situation s'améliore et la troupe attend l'arrivée du navire Faidherbe convoyé à pied sur une bonne partie du trajet.
Mais le 25/8 une forte troupe de Derviches est signalée, remontant le Nil sur deux navires tirant des chalands de troupes. La petite garnison de moins de 100 hommes va devoir affronter plus d'un millier de Derviches.
Carte du site de Fachoda au bord du Nil
Carte de la mission Marchand par le capitaine Baratier
Recit du capitaine Baratier - Fachoda - souvenirs de la mission Marchand.
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Photo Boyer (Paris) |
A six heures le clairon sonne les premières notes de la générale. Ce sont les Derviches ! D'un bond je suis dehors et près de Marchand, au sommet du bastion. Sur la nappe blanchâtre du Nil, deux grands vapeurs émergent confusément de la brume matinale à trois mille mètres du fort.
Les positions de combat sont immédiatement occupées. Le pavillon tricolore est hissé au sommet du grand mât de la poudrière.La flottille ennemie avance avec une extrême lenteur. Je suis persuadé que l'attaque principale se produira par terre et que je vais voir les colonnes mahdistes déboucher des bouquets de bois dans le Nord et le Nord-Ouest. Je surveille la plaine, mais pas un mouvement ne se manifeste dans les grandes herbes, immobiles sous la fraîcheur du matin ; les petits villages abandonnés paraissent profondément endormis. Pas une ride sur le fleuve, pas un souffle dans l'air. Sur la ligne d'horizon que rien ne brise, la masse des vapeurs et des chalands semblent d'autant plus énorme.
A hauteur de la pointe aval de l'île qui divise le Nil devant Fachoda, le vapeur de tête le plus grand, Safia parait-il, hésite à prendre le ras de la rive gauche, celui qui passe au pied du fort ; mais il se décide pour le grand bras, au milieu duquel il remonte lentement. Le second vapeur le suit, mais il serre la rive droite de plus près. Chacun d'eux remorque trois ou quatre chalands de grandes dimensions ; à 1800 mètres, le bordage noir du vapeur de tête, se couronne d'un petit nuage de fumée, c'est le premier coup de canon ! L'obus tombe dans le fleuve à 300 mètres du fort, et soulève une colonne d'eau où tourbillonnent des paquets d'herbes et de joncs.
De nombreux pavillons blancs sur une face, rouges sur l'autre ; quelques-uns bleus, flottent à l'extrémité de longues hampes plantées sur le vapeur et sur les chalands. Un moment, Marchand croit voir un pavillon tricolore. C'est une illusion d'optique. Du reste, l'envoi d'un obus comme première sommation n'est pas une entrée en matière très parlementaire. Les Derviches étaient plus conciliants au temps de la guerre égyptienne. L'apparition de nos couleurs semble les avoir exaspérés et c'est le drapeau qu'ils ont choisi comme point de mire ; tout à l'heure un éclat d'obus va déchirer l'étoffe.
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Photo Dotta (Thoissey) |
Un deuxième obus vient tomber dans les herbes pas loin de la poudrière, puis un troisième, et d'autres, dont un éclate à 15 mètres en l'air au-dessus des dattiers près du mât du pavillon. Plusieurs explosent à la sortie du canon et criblent le fleuve 300 mètres en avant des vapeurs qui continuent d'avancer.
Quand le Safia est à 1000 mètres du bastion nord, Mangin ouvre le feu. Les salves éclatent, sèches, régulières, les projectiles pleuvent autour de la flottille mahdiste, dedans aussi probablement.
Du grand chaland de fer amarré à tribord du Safia part une fusillade nourrie et soutenue, étouffée de temps en temps par le feu de l'artillerie toujours mal servie. Les balles passent en sifflant, soulèvent la poussière dans la cour du fort, beaucoup s'aplatissent contre les revêtements intérieurs de briques de mon bastion. Un obus tombe et éclate à quelques mètres en avant du retranchement ; la terre rejaillit sur nous. Mon pauvre petit N'Zobo est terrifié, il essaie de se cacher derrière moi, mais il ne me trouve pas assez gros, il va s'écraser dans un coin. Au même moment Mahdemi Dialo, le sergent de ma section, est grièvement blessé.
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Je surveille toujours la lisière des bois, au fond de la prairie, mais pas un être humain ne se montre dans la plaine. Les Derviches auraient ils eu la bêtise de n'attaquer que par le fleuve ?
Les vapeurs sont maintenant à 800 mètres, le Safia a dû souffrir des feux de Mangin, car il s'est jeté tout contre la rive droite. Ils sont arrivés par le travers du réduit. Largeau, du bastion sud, vient d'ouvrir le feu.
Là où je suis-je n'ai rien à faire, je suis certain que nulle attaque ne se produira plus par terre ; Je donne l'ordre à mes vingt hommes d'aller renforcer la garnison du réduit, face au fleuve. Il n'y a pas une minute que nous avons abandonné notre position qu'un obus éclate au milieu du bastion désert. Si le plus petit détachement derviche s'était montré à la sortie du bois, je serai reste à mon poste avec mes tirailleurs et combien d'entre nous seraient encore en vie ?
L'engagement est devenu général. Les salves se succèdent sans interruption, faisant un roulement continu avec le tir des vapeurs. La plupart de nos projectiles atteignent le but qui est énorme. On entend distinctement les faisceaux des balles tombant sur les tôles comme des coups de marteau sur une plaque d'acier.
Il ne parait pas y avoir grand monde sur le Tewfikia qui traine deux grandes barques et une plus petite sur lesquelles on voit des tentes et des abris de paille ; mais au Safia, les chalands sont chargés de Derviches entassés qui poussent des clameurs et des cris de guerre à chaque coup de canon. Le chaland amarré sur le tribord arrière est littéralement bondé d'hommes vêtus de blanc ; il parait y avoir une barque sur chaque bord et deux en queue ; l'effectif ennemi doit être d'un millier d'hommes. La fanfare mahdiste fait rage pendant le combat.
Vers 8h1/2, le Safia hésite sous le feu et s'arrête contre la rive droite, le Tewfikia de même. Le canon ne tire plus, la fusillade continue, ainsi que les cris et les chants. Puis après 10 minutes, les deux groupes repartent lentement, accompagnés par nos salves.
A 9 heures les vapeurs sont à 1500 mètres du fort en amont. Chez nous le tir cesse, il a cessé depuis un quart d'heure chez les Derviches. Les vapeurs sont maintenant entre nous et le Faidherbe que nous attendons. Il est nécessaire de les suivre ce qui est facile grâce à leur faible vitesse, mais nous ne sommes que cent et il se peut qu'une attaque par terre se produise. D'un autre côté, il est impossible de laisser les Derviches occuper leur ancienne redoute, à cinq kilomètres en amont et leurs vapeurs croiser dans le fleuve ; nos communications seraient coupées avec l'arrière et nous serions alors dans une situation désespérée. D'ailleurs si l'attaque par terre se produit, elle sera combinée avec une action des vapeurs et une section toujours employée à leur répondre ; que cette section soit au fort ou à quatre kilomètres, peu importe.
Marchand se porte avec la section Largeau à hauteur des bateaux arrêtés à 1600 mètres en amont. A 900 mètres à la lisière des maïs qui les dérobent à la vue, les tirailleurs commencent le feu qui rapidement ajusté porte bien. Le Safia répond avec son canon, puis avec ses fusils. Les obus éclatent dans le village en arrière ; les grandes cases sont un excellent point de mire. La place devient dangereuse.
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Photo Duburguit (Niort) |
Laissant quatre tirailleurs pour attirer le tir ennemi, Marchand, derrière un petit ressaut de terrain, gagne un tertre aplati recouvert de mil à grandes tiges. Masqués par les premières touffes, les hommes s'alignent ; les vapeurs sont à 600 mètres seulement, on voit jusqu'à l'intérieur des chalands où un flot humain s'entasse ; le tir de Largeau est dirigé exclusivement sur ces masses. Le Safia parait arrêté pour une réparation à sa chaudière ; on entend fonctionner les pompes d'alimentation.
Les feux de salve de Largeau doivent être très meurtriers. Dans le grand chaland de tribord qui reçoit les cinq sixièmes des coups, les Derviches s'écrasent littéralement, essayant de se cacher complètement. Ils sont trop ! et leurs vêtements blancs sont un but admirable sur le fond noir du Safia. Bientôt des hurlements prolongés et des cris de souffrance éclatent dans les barques. Il y a des femmes à bord, certainement, elles doivent être dans la cabine arrière du Tewfikia, petit rouffle bas dont les fenêtres sont barricadées. Les mécaniciens courent sur les passerelles et ont l'air agités. Un homme, peut être le chef de l'expédition, s'avance à la proue du Safia pour jeter un ordre transmis à la trompe au Tewfikia, immobile contre la rive à 200 mètres en avant. Ce vapeur se met aussitôt en marche et, tournant au milieu du fleuve, prend la direction de l'aval. Est-ce la retraite ? Au moment où il passe devant le Safia, Largeau qui attend le moment envoie deux feux de salve. Il n'y a pas une balle perdue dans cette montagne de bateaux. Les hurlements des femmes continuent, la fanfare qui a essayé d'une petite reprise s'éteint au milieu d'une ritournelle. Le niveau de l'enthousiasme baisse considérablement. Après avoir dépassé le Safia, le Tewfikia refait un demi-cercle et s'amarre à la rive en arrière ; il veut sans doute appeler sur lui les feux pour permettre aux ouvriers qui réparent le Safia de travailler en paix, mais Largeau continue son tir sur le grand vapeur. Les derviches envoient quelques coups de fusil, mais au hasard ; avec la poudre sans fumée, aucun indice ne peut leur révéler l'emplacement des tireurs. Une balle égarée vient frapper un tirailleur et lui traverser le genou de part en part. Le canon continue à tirer sur le village où il n'y a plus personne, les obus mitraillent les cases vides.
Largeau a lancé près de 4000 cartouches, sa provision est épuisée, il rentre au fort, laissant le sergent Bandiougou pour observe les mouvements de l'ennemi. Il est 11h du matin.
A 11h30, du bastion sud nous voyons la flottille se remettre en route, péniblement, remontant toujours le courant. Il est évident que les Derviches veulent réoccuper leur vieille redoute de 1884. Un renfort est envoyé au sergent Bondiougou avec ordre de suivre les vapeurs et de nous rendre compte.
Le Twefikia reprend sa place. Ils essayent tous deux d'entrer, mais un arrêt se produit, des hésitations et finalement les vapeurs retraversent le fleuve, retournent se coller contre la rive droite, leur position favorite. C'est Bandiougou qui, avec ses huit hommes, a fait 5 ou 6 feux de salve à 300 mètres sur le Safia au moment où il tâtait la passe. Les Derviches, très maltraités probablement, ont du croire que toute la rive était occupée jusqu'à leur ancienne redoute inclusivement et ils ont reculé devant un second combat comme celui de ce matin.
Il est 1h30. Ils ont l'air bien ennuyé. Car il faut d'une façon ou d'une autre qu'ils repassent sous notre feu. Ils s'y décident pourtant. Bientôt nous les voyons serrant la rive droite, redescendre le courant. Les deux vapeurs sont l'un sur l'autre, les Twefikia le nez sur l'arrière du Safia, et leurs sept grands chalands forment une masse énorme, compacte, sans solution de continuité. La belle cible !
A 2h10 à 1200 mètres du bastion sud, le Safia lance un premier obus qui passe au-dessus de nos têtes en froufroutant. Les quatre sections bordent la face du fleuve ; puisque nous n'avons plus à redouter l'attaque par terre, il est inutile d'occuper les bastions du nord et de l'ouest. A 1000 mètres du bastion sud dont j'ai pris le commandement, j'ouvre le feu qui, de proche en proche, s'étend bientôt su toute la ligne. Les vapeurs descendent lentement ; le courant est surtout fort contre la rive gauche et ils pressent contre la rive droite. Au moment où ils sont à la hauteur du réduit, juste par le travers du fort, c'est un déluge de balles qui leur arrive par salves, sans interruption, à la hausse 800. Au réduit, il y a deux étages de feu, Mangin est venu se placer immédiatement au-dessous avec une section. Sous l'averse de plomb, les bateaux oscillent et embardent. Un silence de mort règne à bord. On n'entend plus que le bruit déchirant des salves précipitées et celui produit par les balles perçant les plaques et les tôles, bruit de chaudron et de casseroles qui seraient frénétiquement secouées. Il n'est pas douteux que d'affreux ravages se soient produits là-bas. Les bateaux sont tellement emmêlés que le point de mire est donné entre les cheminées des deux vapeurs à peine séparés par une distance de 30 mètres remplie par les barques qui s'écrasent. C'est là-dedans que toutes nos balles arrivent. Les Derviches ne répondent plus, canons et fusils sont muets, tous cherchent à s'abriter de ces balles qui traversent l'acier.
A 2h1/2, au moment du feu le plus violent, une avarie se produit sur le Safia qui s'arrête brusquement et se place en travers, nous présentant l'arrière et ses chalands d'enfilade. Le Tewfikia a tout juste le temps de renverser sa vapeur pour ne pas enfoncer le Safia ; il revient un peu en arrière. Les plaques arrières du Safia manquent complètement à bâbord sur un assez large espace, faisant une blessure béante à travers laquelle on voit la membrure et l'intérieur du vapeur. C'est dans cette position des plus critique qu'il reçoit pendant les quatre minutes qu'il met à se retourner, 50 à 60 feux de salves à 600 mètres.
Les désordre et l'épouvante sont à leur comble sur les vapeurs ; on voit les mécaniciens et les chefs courir dans toutes les directions. Le Safia ne parvient pas à se relever ; il lâche toutes ses remorques. Le Tewfikia qui est aussi très ému, quoiqu'il ait été moins étrillé, lâche aussi les siennes et remonte le fleuve à toute vapeur. Chalands et barques abandonnées à eux-mêmes descendent lentement au courant, dans toutes les directions ; deux ou trois des plus grandes sont collées contre l'île d'herbes, à 500 mètres de nous, d'autres descendent, l'arrière en avant, en travers, obliquement, tournoyant ; la surface du fleuve présente un aspect étrange.
Enfin la malheureuse flottille entraînée par le courant, a dépassé le fort. Deux sections au pied du mât de pavillon l'accompagnent encore de leurs derniers feux. Les deux vapeurs qui ont descendu plus vite le fleuve attendent à 1500 mètres leurs remorques. Sur le Safia, on travaille fébrilement à réparer les avaries, nous entendons les coups de marteau sur les tôles. Mangin qui a passé le Khor Doc, s'avance parallèlement au fleuve et continue le feu sur le Twefikia qui s'et engagé dans la passe de notre chenal et qui répond en se sauvant.
Le revers de la médaille c'est que nous avons brûlé 14000 cartouches et qu'il ne nous en reste que 28500 ! Encore deux victoires comme celle-ci et nous sommes f...nis.
Selon les témoignages, les Derviches perdent entre 600 et 800 hommes dans ce désastre.
Mais si la menace Derviche est conjurée, une autre force bien plus redoutable se précise conte les intérêts français : l'armée britannique. Sous le commandement du général Kitchener, l'armée britannique bat en effet les Derviches à Omdurman le 2 septembre 1898. La présence d'un poste français en amont du Nîl représente une menace pour l'unité territoriale des colonies britanniques.
Le 19 septembre, une forte troupe britannique se présente devant Fachoda et exige le départ des Français. La crise diplomatique qui s'ensuit et qui menace un temps une guerre franco anglaise, est finalement résolue par le départ des français.
Après quelques péripetie, la mission rentre en France où elle est accueillie en héros.
Baratier et Marchand en France
Les officiers de la mission Marchand, reçus à l'école de Saint Cyr
De retour d'Afrique, les officiers de la mission Marchand sont accueillis en héros en France
A l'été 1899, ils visitent l'école de Saint Cyr dont la promotion 1898-1900 est baptisée "promotion Marchand"
Sur cette photo le général Maillard, commandant l'école de Saint Cyr est entouré de Dyé, Germain, Marchand, Baratier et du Docteur Emily.