La destruction de la flotte chinoise à Fou Tchéou (aout 1884)
La guerre franco-chinoise de 1884-1885 se déroule sur fond de tentatives françaises de colonisation en Extrême-Orient, notamment en Annam et au Tonkin.
Un corps expéditionnaire français tente d'établir un protectorat sur ce qui deviendra l'Indochine française et se heurte aux menées des Pavillons noirs soutenus par les Chinois. Après la défaite de Bac Lê (1884), précédée par la mort du capitaine de vaisseau Rivière au pont de Papier, près d'Hanoï en 1883, la composante navale du corps expéditionnaire français s'est lancée dans une démonstration de force contre l'escadre chinoise dans la rade de Fou Tchéou, à l'embouchure de la rivière Min.
L'escadre de l'amiral Courbet tient le blocus quasiment à bout portant en attendant la fin des tractations diplomatiques avec le vice-roi du Fo Kien. Les équipages français restent quasiment en permanence aux postes de combat. La situation de la flotte française est assez inconfortable, non pas tant à cause de l'escadre chinoise de l'amiral Ting (dont les navires ne sont pas blindés) mais par le fait qu'en s'ancrant au mouillage de la Pagode, l'escadre de Courbet est très proche des fortifications côtières chinoises qui verrouillent la sortie de l'estuaire vers la haute mer.
Né le 26/6/1827 à Abbeville, Courbet est nommé en 1883 à la tête de l'escadre des mers de Chine. Après avoir pris la citadelle de Hué en aout, il oblige l'empereur d'Annam à la paix. Nommé commandant interarmée, il bat les pavillons noirs, pirates armés par la Chine, occupe Son Tay et une partie du delta du Tonkin. Promu Vice Amiral en mars 1884, il dirige les opérations contra la Chine, d'aod à Fou Tcéou, action ici décrite, puis à Formose. Epuisé, il meurt sur son navire amiral le 11/6/1885. |
Marie Edgar de Maigret est né le 8/4/1841. En mai 1883, il est nommé chef d'état major de l'amiral Courbet à la division navale du Tonkin et joue un rôle prépondérant lors de la campagne et de la guerre contre la Chine. Il s'est illustrée Promu Capitaine de Vaisseau en mars 1885, il poursuit une brillante carrière, comme attaché à la personne du Président Sadi Carnot (1889-1891), commandant de l'escadre de mediterranée (1900-1902) , puis membre du Conseil Supérieur de la Marine. Il est mort en 1910. Photo Boyer (Paris) |
Rapport de l'Amiral Courbet sur les opérations de Fou Tchéou
Le 11 septembre 1884
Le Vice Amiral commandant en Chef
les divisions navales du Tonkin et des mers de Chine
A Monsieur le Ministre
de la Marine et des Colonies, Paris
Monsieur le Ministre,
J'ai l'honneur
de vous rendre compte des opérations effectuées dans la rivière Min par une
partie des Forces placées sous mon commandement.
Le 22, vers 5 heures du soir, arriva le télégramme (que
tout le monde attendait avec impatience depuis un mois), l'autorisation d'ouvrir
le feu. Se trouvaient au mouillage de Pagoda :
"Volta", portant mon
pavillon, "Duguay Trouin", "Villars d'Estaing",
"Lynx", "Vipère", "Aspic", plus les torpilleurs 45 et
46.
Les Chinois avaient rassemblé 11 bâtiments de guerre, à savoir : Le
croiseur "Yang You", 5 transports avisos "Tchen Hong", "Yang Pao", "Fou Po",
"Fei Yune", "Tsi Ngan", un aviso de flotille "J Sing", une canonnière aviso
"Tchen Ouei", trois canonnières "Fous Sing", "Fou Sheng", "Kien Shing", ces deux
dernières de type alphabétique, plus 12 grandes jonques de guerre.
Le plan
n°1 indique les positions respectives de ces bâtiments.
Ils avaient en outre armés un certain nombre de canots torpilles
à vapeur, 3 ou 4 à l'aviron, et disposé un certain nombre de brûlots.
Le
"Château Renaud" et la "Saône", détachés au mouillage de
Qingdao en amont de la passe Kimpai avaient pour mission de s'opposer à ce que
les Chinois obstruassent cette passe, soit en y coulant une trentaine de jonques
chargées de pierres réunies aux environs, soit en mouillant des torpilles.
Il
y avait d'ailleurs en rade de Pagoda, mais en aval,,
3 Bâtiments de guerre
anglais "Vigilant", portant le pavillon du Vice Amiral Dowell, "Champion" et
"Saphir", la corvette américaine "Entreprise", quelques bâtiments de commerce à
vapeur et à voile.
Le vice-consul de France à Foutchéou que j'avais prié de
se rendre en temps opportun à bord du "Volta" apprit immédiatement les
décisions du Gouvernement et remonta à Foutchéou pour amener son pavillon et
prévenir le Vice Roi et les Consuls que je comptais ouvrir le feu dans la
journée du lendemain. De mon côté, j'informai l'Amiral Anglais le soir même, le
commandant de la corvette américaine le lendemain de grand matin et j'invitai le
Vice-Consul anglais à Pagoda à avertir les bâtiments marchands. La plupart de
ceux-ci étaient déjà, ainsi que les bâtiments de guerre, déjà mouillés hors des
limites où, suivant toutes probabilités, l'action allait se passer.
Le 23 au
matin, Mr de Rejaune revint m'informer que son pavillon était amené, que les
Consuls recevraient à 8h du matin l'avis de mes intentions, que le Vice Roi le
recevrait à 10 heures. Ces avis étaient pure formalité, car personne n'ignorait
dès le 22 que le 23 j'ouvrirais le feu. En règle vis à vis de tout le monde, il
ne me restait plus qu'à choisir le moment le plus favorable pour anéantir
d'abord les bâtiments de guerre, les jonques de guerre et les canots torpilleurs
dont ceux-là s'étaient flanqués. En vue de ce premier objectif, le jusant était
tout indiqué par les positions respectives des forces navales sur une rade
étroite où l'espace et la violence des courants rendaient les évolutions très
difficiles. Le jusant commençait d'ailleurs quelques heures après le moment ou
le Vice Roi et les Consuls seraient officiellement avisés. Je fixais donc deux
heures de l'après midi.
Dès le matin, les bâtiments des deux nations étaient sous
les feux, parés à filer les chaînes et à marcher. Pendant toute la durée du
flot, de 9h à 1h les Chinois firent ostensiblement leurs préparatifs
d'appareillage et de combat, plusieurs même de leurs canots torpilleurs vinrent
faire autour du "Volta" des feintes d'attaque, se retirant dès qu'ils
apercevaient un canon ou un Hotchkiss braqué sur eux. Vers 1h45, je signalai de
lever l'ancre et de se tenir prêt à attaquer conformément au plan. Voici en quoi
il consistait :
Dès le début, les Torpilleurs 45 et 46
s'élanceraient respectivement vers le "Fou Po" et le "Yang ou", soutenus par
l'artillerie et la mousqueterie bâbord du "Volta". Ce croiseur
ouvrirait aussi le feu par tribord sur les jonques dont il était le principal
point de mire. En même temps, les trois canonnières "Aspic", laissant
sur tribord le "Volta", le "Fou Po" et le "Yang ou" se porteraient
rapidement à la hauteur de l'arsenal et livreraient combat aux canonnières et
aux trois transports avisos qui s'y trouvaient. 4 canots à vapeur armés en
guerre, sous les ordres de Mr Le Lt de Vss de Lapeyrère,
devaient protéger le "Volta", la "Vipère", le "Lynx"
et l'"Aspic" contre les canots torpille chinois.
"Duguay
Trouin", "Villars d'Estaing" devaient réduire les 3 bâtiments
mouillés auprès d'eux avec leur artillerie d'un bord, battre les jonques de
guerre en enfilade avec l'autre bord, plus une batterie de 3 Krupp voisine de la
Pagode et les 3 batteries de Krupp également qui dominaient l'arsenal. Leurs
canots à vapeur armés en guerre pareraient aux attaques des canots torpilles
ennemis. Aussitôt après que les trois bâtiments seraient hors de combat, le
"d'Estaing" devrait se placer à l'ouvert de l'arroyo de la Douane afin
d'y couler un certain nombre de jonques que l'on disait armées pour
l'abordage.
Le capitaine de
frégate Gigon (ici amiral)
commande le Volta,
vaisseau pavillon de l'amiral Courbet
Ce plan fut exécuté avec un ensemble parfait. Tous les
bâtiments ouvrirent le feu pendant que les torpilleurs attaquaient; les Chinois
répondirent immédiatement. Il faisait presque calme; pendant quelques minutes,
un nuage de fumée enveloppa les combattants, une grêle de projectiles passa
autour d'eux. A la première éclaircie, nous aperçûmes le "Yang ou" qui se jetait
à la côte après avoir été percé par le "Torpilleur 46", plusieurs
jonques de guerre en partie coulées, le "Fou Po" atteint par le "Torpilleur
45", mais d'une façon moins désastreuse, continuait de résister; les
bâtiments en amont paraissaient avoir déjà de graves avaries.
Le "Fei Yune",
le "Tsi Ngan", et le "Tchen Ouei", désemparés et incendiés par les obus du
"Duguay Trouin", du "Villars" et du "d'Estaing"
étaient emportés par le courant, s'échouaient puis coulaient à quelques milles
en aval. Ce fut un peu plus tard le sort des deux canonnières de type
alphabétique. Après le premier choc, le feu se ralentit terriblement; nos coups,
très bien dirigés, achevaient la destruction de toute la Flottille
Chinoise.
Le "Yong Pao" et le "J.Sing", grâce à leur faible tirant d'eau
gagnèrent le haut de la rivière où nos canonnières ne purent les poursuivre,
mais leurs avaries étaient déjà telles que tous deux durent s'échouer d'abord,
puis ont coulé. Il ne reste donc plus que des débris de la Flottille
Chinoise.
Les efforts de nos canonnières se concentrèrent ensuite sur le
matériel flottant qui se trouvait devant l'arsenal lui même, pendant que les
autres bâtiments éteignaient le feu des batteries de l'arsenal et le la pagode
de l'île Losing.
La "Triomphante", arrivée un peu avant deux heures
et mouillée en aval de la Pagode, ouvrit le feu sur les objectifs qui étaient à
portée de ses canons, et notamment sur ces batteries. C'est de la première que
partit un obus dont les éclats tuèrent deux hommes du "Volta" et
blessèrent mon Aide de camp Mr Ravel ainsi que 3 matelots.
Les canots
torpilles Chinois qui paradaient les jours précédents et qui le matin même
essayaient de nous menacer disparurent un peu avant l'action, cherchant un
refuge, les uns dans le haut de la rivière, les autres dans l'arroyo de la
Douane. Mr de Lapeyrère essaya vainement d'atteindre les premiers, puis
il dirigea les efforts de ses canots contre le "Fou Po" qui aurait peut-être
réussi à s'échapper dans le haut de la rivière, le prit à l'abordage et alla
l'échouer en aval du mouillage où il finit par couler. Vers la fin de la
journée, nos canots en guerre allèrent relancer les canots torpilles réfugiés
dans l'arroyo de la Douane et les mirent hors de service.; en même temps, ils
commencèrent la destruction des jonques et sampans qui paraissaient avoir été
préparés comme brûlots.
Second du Volta, le Lieutenant de vaisseau Boué de Lapeyrère (ici Capitaine de vaisseau) s'illustre particulièrement lors des opérations contre la Chine en conduisant le canot à vapeur armé en porte torpille qui coule le Fou Sing. Il finit sa carrière comme comandant en chef interallié en Méditerranéeen entre aout 1914 et octobre 1915. |
En prévision des surprises que les Chinois nous
ménageraient la nuit suivante avec ceux des brûlots qui restaient encore à leur
disposition, je fis prendre le soir aux bâtiments au mouillage d'où ils
devraient les apercevoir à distance et pourraient s'en préserver en appareillant
momentanément. Ces précautions étaient commandées d'ailleurs par la certitude de
voir remonter au flot et redescendre au jusant les épaves en feu des bâtiments
coulés. On devait aussi s'attendre à ce que quelque canot torpille se remontrât.
C'est ce qui arriva. La nuit du 23 au 24 fut un qui-vive continuel. La plupart
des bâtiments appareillèrent 3 ou 4 fois. Cependant le coup d'essai des Chinois
n'avait pas été très heureux. Vers 9h du soir, à la fin du jusant, le "Tchen
Hong", mis en feu par nos obus, était poussé vers notre mouillage par deux
grandes jonques que montaient une trentaine de matelots; quelques coups de
canonnade du "d'Estaing" mouillé en vedette coulèrent les jonques et
leurs équipages, mais le transport continua à dériver au courant et menaça
successivement plusieurs bâtiments.
Le 24, mon premier soin fut de continuer
la destruction des jonques ou épaves en ignition, des brûlots préparés soit dans
l'arroyo de la Douane, soit en amont de l'arsenal. Deux séries de canots en
guerre, commandés lune par Mr Peyronnet, l'autre par Mr de
Lapeyrère en furent chargés. J'appareillai avec le "Volta" et les 3
canonnières pour appuyer le mouvement de la seconde, et en même temps pour
poursuivre le bombardement de l'arsenal. Pendant l'après-midi, nos obus de 28
kilogs démolirent tout ce qui n'était pas au dessus de leurs forces; le tir
dirigé sur les Ateliers ou magasins ou sur un croiseur en achèvement y a produit
de grands dégâts, mais pas autant que je l'aurais désiré. Avec du 14 cm, on ne
pouvait obtenir davantage, à moins d'un de ces coups heureux qui tombent au
milieu de matières facilement inflammables ou explosibles. La fonderie,
l'ajustage, l'atelier de dessin ont des avaries considérables, la coque du
croiseur est criblée de trous, etc, mais pour détruire l'arsenal, pour en faire
un monceau de ruines, il n'eau pas suffi d'y lancer un grand nombre d'obus du
même calibre, il eut fallu du 24 cm, tout au moins du 19 cm, c'est à dire amener
à portée la "Triomphante" ou le "Duguay Trouin". Les pilotes
m'ont déclaré catégoriquement que cela était impossible, même pendant une seule
heure avant et une seule heure après la pleine mer. Des sondes, faites par Mr
Renaud dans ce but spécial ont confirmé l'opinion des pilotes.
[ Un mois plus
tôt, j'aurais pu facilement tenter un coup de main contre le camp qui domine
l'arsenal et la poudrière qui l'avoisine, car nos compagnies de débarquement n'y
auraient rencontré que des forces peu considérables. Je comptais me procurer
ainsi la poudre nécessaire pour faire sauter l'un après l'autre les grands
édifices et ateliers de l'Arsenal. Ce projet était réalisable encore le 1er Août
car si les troupes de la Défense avaient reçu des renforts, notre corps de
débarquement s'était accru des contingents de deux croiseurs. Mais depuis les
Chinois avaient miné l'Arsenal et réuni sur les hauteurs des environs plus de
dix mille hommes dont le terrain et les brousses favorisaient tellement l'action
que c'était courir au devant d'un échec. ]
Je me bornai à faire enlever, le
25 au matin, par les compagnies du "Duguay Trouin" et de la
"Triomphante" la batterie de 3 Krupp de la Pagode; ses défenseurs
l'avaient abandonnée quand nos hommes y arrivèrent, mais nous vîmes aussitôt
descendre des hauteurs grand nombre de soldats. Le feu de nos embarcations en
guerre et quelques obus de 14 cm les maintinrent au delà de la langue de sable
qui relie à mi-marée l'île Losing au continent. A 10 heures du matin,
embarcations et compagnies rentraient à bord, rapportant les 3 canons.
Il ne
restait plus rien à faire à Pagoda, rien du moins que nos moyens nous permissent
de tenter. Je quittai le "Volta" et mis mon pavillon sur le "Duguay
Trouin". Tous les bâtiments appareillèrent après le dîner des équipages
pour entreprendre la destruction des forts de la Rivière.
A 1h30, mouillage en amont de l'île Couding; le fil du télégraphe qui relie tous les forts entre eux et à l'Arsenal est coupé tout d'abord. Il s'agit ensuite de démolir une batterie casematée armée d'un canon Armstrong de 21cm,5 qui enfile la passe Mingan. Les canons du "Duguay Trouin" et de la "Triomphante" sont les seuls capables de produire quelque effet; en moins d'une heure, la batterie, prise à revers, est gravement endommagée; les canons de l'île Couding, qui auraient pu nous battre, se taisent. Quelques obus de 14 cm bien pointés nous convainquent qu'elle est abandonnée. Les compagnies de débarquement du "Villars" et du "D'Estaing" sont mises à terre sous les ordres du Commandant Sango afin de soutenir une escouade de torpilleurs chargés de briser le canon Armstrong avec du fulmi-coton. De forts remous de courant et l'insuffisance de nos canots à vapeur augmentent beaucoup les difficultés du transport de ce personnel. Les Chinois ne songent pas à nous inquiéter. Tout le monde est rentré à bord à la nuit tombante.
Le lendemain 26, attaque des autres batteries de la passe
Mingdan. "Duguay Trouin" et "Triomphante" principalement
chargés des 5 batteries casematées envoient, chemin faisant, quelques bordées
très efficaces sur les autres. La batterie Mingan fait un semblant de
résistance; les obus du "Villars" et du "D'Estaing" achèvent
de les désemparer après quoi une escouade de torpilleurs soutenus par une
compagnie de débarquement sous les ordres de Mr le Commandant Le Pontois
va briser les pièces. L'opération était à peine terminée qu'une fusillade
nourrie part des hauteurs voisines où s'élève la maison du Tao Tai Fan, chargé
de la défense de la rivière. Nos embarcations ripostent aussitôt. Le
"Villars" et le "D'Estaing" les appuient avec quelques obus de
14 cm et quelques coups de Hotchkiss; cela suffit pour dissiper les tirailleurs
ennemis.
En même temps, le "Volta" et les trois canonnières mouillés
près des forts de l'île Couding soutiennent une autre escouade de torpilleurs et
une autre compagnie de débarquement placée sous les ordres de Mr le Lt de Vsau
Fontaine pour brûler les logements et briser les canons de ce fort. Elles
ne sont pas plus inquiétées que celles de la veille.
De leur côté, le
"Duguay Trouin" et la "Triomphante" démolissent toutes les
batteries, notamment une des batteries casematées de la rive droite, blindée au
moyen de 15 feuilles de tôle de 2 cm d'épaisseur solidement boulonnées ensemble.
Les défenseurs de ces batteries les ont abandonnées et se sont réfugiés dans les
montagnes avoisinantes d'où nos fusils et nos Hotchkiss délogent ceux qui se
montrent. Avant la fin du jour, nos torpilleurs ont brisé les 6 pièces des
casemates de la Rive Gauche et deux de celles de la Rive Droite. La matinée du
lendemain est consacrée à briser le reste. Il faut plusieurs heures, mais nous
ne saurions appareiller avant le flot, c'est à dire avant une heure du
soir.
Vers 2h tous les bâtiments ont rallié le "Château Renaud" et
la "Saône" en amont de la passe Kingpai. La surveillance assez faible
le jour ne laissait pas de présenter la nuit de très sérieuses difficultés. Il a
fallu d'abord faire évacuer le camp de Quantoa, ensuite multiplier les rondes
d'embarcations, employer les lumières électriques presque constamment, mais on a
réussi. Les jonques de pierres sont alignées sur la rive droite, le radeau
disposé pour compléter la fermeture de la passe est échoué sur la Rive gauche.
Le commandant Boulineau a tout préparé pour détruire les jonques;
soutenues par la "Vipère" et l'Aspic", ses embarcations se
mettent à l'œuvre; une vive fusillade part du camp retranché de Kingpai, mais ne
les force point de suspendre l'opération.; à 6 h du soir toutes les jonques sont
coulées ou incendiées. C'est là que Mr le Lt de Vsau Bouët-Villaumez a
été tué, et auprès de lui Mr l'Enseigne de Vsau Charlier et quelques
hommes de la "Vipère" blessés.
En même temps, les croiseurs assomment les
camps en vue et le "Duguay Trouin" avec la "Triomphante"
s'avancent en aval du banc du milieu pour reconnaître les ouvrages de la passe
et commencer l'attaque. A leur approche, 2 batteries de 14 cm récemment établies
pour enfiler la rivière ouvrirent le feu. En moins d'une demi-heure ces
batteries ne donnaient plus signe de vie, cependant elles n'étaient point
démontées. Force fut de remettre cela au lendemain, car il fallait remonter en
amont du banc du milieu pour trouver un mouillage de nuit convenable. N'eut été
la sécurité des navires, j'aurais du m'y résoudre pour celle des équipages; à
l'ouvert de la passe, nous étions très près de la Rive gauche, dominée par ses
collines boisées où, sans courir le moindre risque, des tirailleurs nous
auraient causé des pertes très sérieuses. Nous reconnûmes le lendemain que ce
n'était point un excès de précautions.
Le 28, dès 4h du matin, le "Duguay Trouin" et la
"Triomphante" appareillent; au petit jour, ils ouvrent le feu sur les 2
batteries déjà attaquées la veille. Celles-ci répondent d'abord avec une
certaine vigueur, mais cela ne dure pas. C'est par la fusillade que les Chinois
veulent surtout nous combattre. Il faut dire que la disposition naturelle du
terrain et les travaux qu'ils y ont exécutés les favorisent à merveille dans cet
étroit entonnoir. Sur la Rive droite, des murs de terre crénelés et des maisons
à mi-côte leur servent d'abri; sur la Rive gauche, ce sont des broussailles puis
une digue étroite et enfin le village de Fort Blanc. Nos canons de 14 cm et nos
Hotchkiss les délogent petit à petit, nous les voyons fuir vers le camp de
Kimpaï, établi sur l'autre flanc de la montagne, beaucoup tombent en chemin. Les
obus des croiseurs restés en arrière inquiètent les autres jusque dans le camp
même; un obus heureux produit l'explosion du magasin à cartouches, cela complète
le désarroi. Sur la Rive gauche, le village leur offre d'abord un refuge d'où
l'incendie les chasse bientôt.
Pendant ce temps là, les gros calibres font
des brèches dans la batterie casemate blindée avec des plaques de 10 cm, ainsi
que dans la batterie casematée du Fort Blanc, démontent tous les canons en
barbette voisins et notamment un canon Krupp de 21 cm qui bat toute la passe du
côté du large. J'essaye de compléter cette œuvre de destruction en brisant les
pièces au fulmi-coton. On réussit pour une demi-douzaine de pièces de la Rive
droite, mais des hauteurs de Kimpaï recommence un feu de tirailleurs auxquels
nous ripostons du bord sans parvenir à l'éteindre complètement. De plus, les
points de débarquement sur la Rive gauche sont garnis de torpilles électriques
dont nous distinguons les fils. La "Triomphante" en fait éclater 3 à
coups de Hotchkiss. Nos compagnies étaient encore intactes, mais je ne m'en
préoccupais nullement, certain de les démonter sans difficultés. Nous nous
trouvions le 28 au soir devant un obstacle autrement sérieux; s'il fallait en
croire nos renseignements puisés aux meilleures sources. Depuis longtemps une
file de radeaux avait été disposée entre l'île de la passe et l'île Salamis, de
façon toutefois à laisser un passage suffisamment large du côté de celle-ci. Les
pilotes affirmaient que ces radeaux soutenaient des torpilles électriques. Nous
les retrouvâmes dans la même position qu'il y a un mois.; le passage libre
semblait toujours exister. Cependant, on y apercevait un certain nombre de
bouées tout récemment posées; un vapeur allemand qui apportait des troupes le 25
avait été avisé de ne point s'y engager sans un pilote expédié du fort Kimpaï,
enfin divers avis me faisaient craindre qu'il n'y eut là des torpilles. Il était
essentiel de dissiper toute incertitude avant de franchir cette ligne, quelque
temps que nous dussions y employer. Du point où se trouvaient le "Duguay
Trouin" et la "Triomphante", j'étais d'ailleurs en communication
avec le télégraphe du Pic Aigu car les canonnières pouvaient suivre à haute mer
le chenal du Sud de l'île Salamis; c'est par là que j'envoyai l'"Aspic"
porter de nos nouvelles et, sur la demande de l'Amiral Anglais, protéger le
bateau du câble contre les attaques des Pirates.
Durant la nuit du 28 au 29,
nos embarcations draguèrent la passe qui nous inspirait des doutes et
constatèrent l'état des radeaux. Cette double opération fut très habilement
conduite par M.M. Campion et Merlin, officiers torpilleurs du
"Duguay Trouin" et de la "Triomphante".
Les radeaux
supportaient simplement des chaînes disposées pour former un barrage étendu, que
nous n'aurions aucune peine à briser; les bouées nouvelles avaient toute
l'apparence de corps-morts de pêche, les dragages effectués autour ne révélèrent
rien qui pût faire soupçonner la présence de torpilles. Le 29, dès le
commencement du flot, le "Duguay Trouin" alla mouiller dans l'Est des
radeaux, en bonne position pour canonner la batterie N° 6, le fort n° 2 et le
fort n° 1; en même temps, les autres bâtiments de l'Escadre sortirent de la
rivière et la plupart gagnèrent dans la même marée le mouillage de Matsou.
Lorsque tous eurent franchi la passe Kimpai, la "Triomphante"
appareilla à son tour et vint se placer à petite distance du "Duguay
Trouin",. Deux heures plus tard il n'y avait plus une seule pièce ennemie
capable de servir; les Chinois, plus soucieux sans doute de la sécurité de leurs
troupes avaient à peine essayé de riposter.
Sur ces entrefaites arriva
"La Galissonnière" qui, retenue à Kelung par un coup de vent violent,
n'avait pu rallier mon pavillon à temps. Le 25, aussitôt qu'il put avoir un
pilote, l'Amiral Lespès vint prendre le mouillage de Koga d'où il
espérait battre les ouvrages de la passe Kimpai, mais réduit, grâce à
l'étroitesse du chenal et à la violence du courant à n'employer que le canon de
tourelle tribord pendant que plusieurs autres batteries de la passe le
menaçaient, il jugea nécessaire après quelques coups de canon de prendre une
position moins défavorable. Le "La Galissonnière" changeait de
mouillage quand un obus de 21 cm lancé par le canon barbette du Fort Blanc
l'atteignit à tribord devant, fit un trou dans la muraille en tôle tua un homme
et en blessa plusieurs autres.
Le 30, "Duguay Trouin", "La Galissonnière" et
"Triomphante" mouillaient à Matsou vers la fin de l'après midi. L'"Aspic" seul
restait au Pic Aigu pour garder le câble jusqu'à ce qu'une canonnière anglaise,
appelée dans ce but de Hong Kong, fut venue la remplacer.
Nous avons éprouvé des pertes cruelles :
10 tués dont 1
Officier
48 blessés dont 6 Officiers
Quant aux Chinois, impossible de
songer à une évaluation un peu précise. Le chiffre fantastique inspiré par la
terreur des premiers jours a fait place au chiffre très admissible de 2 à 3000
tués ou blessés.
Le "La Galissonnière" et le "Torpilleur 46" n'ont pu être
réparés qu'à Hong Kong. Les autres bâtiments sont en train de pourvoir avec les
moyens des deux divisions à diverses réparations moins sérieuses, ainsi qu'aux
visites des machines en même temps qu'ils complètent leur combustible. La "Nive"
les a approvisionné de vivres jusqu'au 15 novembre.
Tel est, Monsieur le Ministre, le résumé sommaire des
faits accomplis pendant cette rude semaine. Je suis heureux de vous dire que
jamais Etats-Majors et Equipages ne seront mieux à la hauteur d'une semblable
situation. Durant le mois précédent, j'avais eu la satisfaction de constater
avec quelle énergie les uns et les autres supportaient les fatigues d'un
qui-vive permanent, en branle bas de combat, les feux allumés; la perspective
d'une action prochaine était dans l'air, chacun l'attendait avec une secrète
impatience, mais aussi avec une pleine confiance dans le succès. La brillante
journée du 23 a justifié toutes mes prévisions. Bien que les opérations des
jours suivants fussent d'un genre moins entraînant, l'ardeur générale ne s'est
calmée que le jour où le dernier canon chinois a été démonté.
Je suis
vraiment fier de commander à des Officiers, à des Equipages, que l'amour de la
Patrie anime à un si haut degré. La France peut tout attendre de leur bravoure
et de leur dévouement.
Je suis avec un profond respect
Monsieur le
Ministre,
Votre très obéissant serviteur.