Le combat du ravin de Greyère
Rezonville - 16/8/1870
La situation le l'armée prussienne apparaît critique, quand,
vers quatre heures, la 20e division (Xe corps) apparaît sur le champ de bataille
de Tronville, après une marche de quarante-cinq kilomètres. L'artillerie de
corps la devance sur le théâtre de la lutte. Un officier d'état-major la guide
vers Tronville, où elle prend position à l'ouest du village, pour faire face à
l'attaque tournante, par laquelle les Français cherchent à envelopper le bois de
ce nom.
Longtemps, les deux régiments de la brigade Bellecourt de la division Grenier, 13e et 43e de ligne, ont, pour ainsi dire, soutenu à eux seuls, l'effort de l'aile gauche allemande, car le 5e bataillon de chasseurs et la brigade Pradier (64e et 98e de ligne) furent peu engagés ce jour-là. Longtemps, ces braves gens, soutenus par la présence du général Grenier et de son chef d'état-major, le lieutenant-colonel Rambaud, se sont défendus sur la crête que borde au sud le grand ravin de Greyère.
Le général Grenier
Enfin apparaissent les têtes de colonne de la division de Cissey. Les soldats de cette division sont accourus à travers champs, au bruit du canon, piétinant parfois dans les ronces, les broussailles ou les épines, puis courant ou galopant, selon l'arme, pour arriver plus tôt sur le théâtre du combat. Tant bien que mal les grosses semelles de leurs souliers les empêchent de se blesser. En débouchant sur le plateau de Bruville, le général de Cissey, qui ce jour-là donna les preuves d'un maneuvrier consommé, consommé, déployé sa division : la brigade Brayer (20e bataillon de chasseurs, 1er et 6e de ligne) à gauche et la brigade de Goldberg (57e et 73e de ligne) à droite. Ses bataillons formés en colonne de ligne serrée par peloton, un peu à droite du bois situé au nord-ouest de Vionville, occupent un terrain très avantageux, abrités, derrière une crête où leur artillerie divisionnaire a déjà pris position, dominant ainsi le grand ravin situé au sud de la ferme de Greyère.
Général de Cissey
Colonel de
Narp
La 5e batterie, capitaine-commandant Boniface, qui occupe la droite, va prendre aussitôt une position perpendiculaire à la première, à une centaine de mètres à droite, et tire, aussi vivement que possible, à obus ordinaires et à shrapnels (obus à balles) sur ces nouvelles batteries ennemies, qui se replient en toute hâte. Cette 5e batterie, qui dans cette phase acharnée de la lutte a consommé presque toutes les munitions de ses voitures de combat, n'a qu'un seul homme légèrement contusionné. La 9e batterie, au contraire, perd son lieutenant en premier, M. Laugel, grièvement blessé à la cheville par une balle et mort un mois plus tard des suites de sa blessure. La batterie de canons à balles (12e) est la plus éprouvée et compte un homme tué et cinq blessés, dont son capitaine-commandant, M.Bottard, grièvement atteint au genou par une balle, et que le capitaine en second Reuflet a aussitôt remplacé dans son commandement.
Le but du commandant du 4e corps
français était de rejeter les Prussiens placés à cheval sur la route de Verdun
et de refouler leur gauche vers le sud. Il avait donc devant lui le Xe corps du
général de Voigts-Rhetz et se trouvait à l'ouest de l'emplacement où le maréchal
Canrobert avait obtenu un succès très marqué contre l'ennemi, en déployant les
divisions Tixier et Lafont de Villiers, avant la charge de la division de
Forton. Une artillerie nombreuse couvre les Allemands au nord de Mars-la-Tour.
Mais l'ennemi sent, lui aussi, l'importance de la position, car nos batteries
incommodent beaucoup ses bataillons, qui se trouvent battus en flanc.
Voigts-Rhetz décide donc de s'emparer du grand ravin, en même temps qu'il se
prolongera sur notre droite, afin d'exécuter un mouvement
tournant.
La division Grenier, maintenue à l'extrême
droite par le général de Ladmirault, couvre notre flanc gauche sur ce point. La
division de Cissey occupe la position de Greyère. C'est principalement contre
elle que le commandant du Xe corps allemand dirige la 32e brigade d'infanterie
allemande du général von Wedell (16e régiment hessois et 57e régiment
wesphalien). On sait qu'une brigade prussienne était égale en forces à une de
nos divisions d'alors. La brigade Wedell donne tout entière, soutenue à sa
droite par une partie de la 19° division. L'artillerie du Xe corps, prenant le
plateau de Bruville en écharpe, appuie l'infanterie de son feu terrible et
prépare l'attaque.
Toutes les forces disponibles entrent en
action. Pour favoriser cette attaque, les deux compagnies de pionniers prussiens
se trouvent attachées à la brigade Wedell (2e et 3e* compagnies du 10e
bataillon) y concourent par leurs cinq cents hommes, qui reçoivent l'ordre de se
jeter dans un bois, contre notre flanc gauche. La brigade de dragons de la garde
royale, la nombreuse cavalerie du général von Barby, la brigade d'infanterie du
général von Lehmann, forment aux ailes et en arrière une réserve formidable.
L'attaque va se dessiner en deux colonnes.
Il est environ quatre heures de
l'après-midi. Soudain un triple hourra retentit dans Mars-la-Tour et, malgré la
distance, est entendu jusque sur le plateau de Bruville. En même temps débouche
de ce village une nuée de fantassins allemands coiffés du casque orné du léopard
d'or et de gueules, portant la patte d'épaule bleu de ciel et un galon blanc
autour du poignet écarlate. Ce sont les trois bataillons du 16e régiment
hessois, que précèdent à cheval et l'épée haute, le général von Wedell et le
colonel von Brixen. Une canonnade terrible salue leur sortie de Mars-la-Tour
mais toutefois ne parvient pas à suspendre leur marche. En même temps, sur la
droite, deux bataillons du 57e prussien, formés sur deux lignes, s'avancent
contre les hauteurs, et les deux compagnies de pionniers, reconnaissables aux
collet et parements noirs de leurs uniformes, s'établissent dans les bouquets de
bois situés à l'est et appuient de leur feu le mouvement de la brigade von
Wedell. Le général von Schwartzkoppen dirige en personne cette attaque. Une
épaisse chaîne de tirailleurs, suivie de près par les colonnes de compagnie, est
sortie des bois, des haies et des fossés qui s'étendent en avant de
Mars-la-Tour. Malgré la pluie d'obus, dont elle a, d'ailleurs, assez peu à
souffrir, la 38° brigade gravit le versant sud de la croupe qui lui fait face,
atteint la crête et s'engage sur la pente doucement inclinée vers le grand ravin
encaissé, situé en avant du front de la position
française.
Ces troupes marchent rapidement. Au moment où elles apparaissent
sur ce versant, presque complètement découvert, à douze cents pas environ de nos
positions, le général de Ladmirault démasque soudain ses mitrailleuses et ouvre,
en même temps, un feu rapide de mousqueterie. Les balles des mitrailleuses et
des chassepots assaillent, comme une tempête de fer cette infanterie. Les
régiments hessois et westphalien n'en continuent pas moins leur marche avec
énergie. Les mitrailleuses en fauchent des files entières sans les arrêter. La
seconde ligne se porte sur l'alignement des tirailleurs, pour boucher les larges
trouées que nos projectiles y ont déjà ouvertes : le même ouragan de mitraille
et de mousqueterie la décime et quelques groupes restent seuls en ordre serré,
en arrière du front. Parcourant cent ou cent cinquante pas à la course, puis se
jetant à terre, pour reprendre ensuite un nouvel élan, les compagnies
progressent ainsi par bonds successifs, quand, tout à coup, elles se trouvent en
face du ravin escarpé et profond, sur certains points, d'une cinquantaine de
pieds, qui forme comme le fossé d'un ouvrage fortement retranché. Mais ce nouvel
obstacle ne parvient pas encore à arrêter l'assaillant, car les Prussiens
marchent toujours. Descendant en masse dans le ravin, les fantassins de Wedell
se jettent à l'escalade de l'escarpement
opposé.
Le feu nourri des troupes de notre 4e corps
roule sans interruption : on dirait le bruit épouvantable d'un énorme
torrent qui aurait brisé ses digues; notre artillerie appuie nos braves
fantassins de ses salves précipitées. C'est bien, mais pas assez, car, au même
instant, une pluie de balles s'abat sur la crête. Les cinq bataillons hessois et
westphaliens surgissent tous ensemble à cent cinquante, cent et même trente pas
à peine de la ligne française. A la vue des uniformes sombres de l'infanterie
prussienne, les batteries du 4e corps, qui garnissent la crête du plateau de
Bruville et dont les obus à balles et les boites à mitraille ont cruellement
décimé les rangs ennemis, font une dernière décharge sur les Allemands. Ceux-ci
sont à moins de deux cents mètres. Voyant leurs pièces compromises, nos
batteries amènent les avant-trains et dégagent le terrain en marchant au pas,
pour aller se replier derrière les bataillons, que les généraux de Cissey et
Grenier amènent à la rencontre de
l'ennemi.
Dans cette phase émouvante, la 11e batterie du ler d'artillerie (capitaine Florentin), de la réserve du 4e corps, se distingue par le sang-froid de ses officiers, de ses servants et de ses conducteurs. Le lieutenant Secoudat, avec une bravoure impassible, concourt de sa propre main, à remettre sur son avant-train la pièce de droite, qui a paru un instant devoir empêcher la batterie de quitter le terrain. Le lieutenant Schneider fait également preuve du plus remarquable entraine en rejoignant et arrêtant à une très petite distance deux caissons, qu'il ramène à sa batterie, bien que son cheval ait reçu une balle en pleine poitrine. Enfin, le maréchal des logis Nief donne le plus magnifique exemple de discipline militaire : au moment où il roule par terre avec son cheval, dans les jambes duquel un obus vient d'éclater, ce vaillant sous-officier adresse, immédiatement, au capitaine-commandant Florentin, une question de service, à l'exclusion de toute préoccupation personnelle.
Le
général Florentin
A la vue de nos batteries marchant en retraite, le capitaine
Chédeville, commandant la 3e compagnie du 5e bataillon de chasseurs, chasseurs,
ses hommes embusqués sur le bord du ravin.
Apercevant ensuite approcher le 43e de
ligne, son brave colonel de Viville en tête, il fait vivement appuyer ses
chasseurs vers la droite, afin de démasquer le champ de tir. Ce régiment, qui
était couché à plat ventre en arrière des batteries, s'est relevé en voyant la
retraite de l'artillerie et, passant dans l'intervalle des pièces, ouvre le feu
sur les Prussiens, Prussiens, commencent à sortir du ravin. Ces Prussiens sont
reçus par une décharge terrible qui foudroie la tête de leurs colonnes : mais de
nouveaux ennemis débouchent sans cesse sur le plateau. En même temps, un
bataillon du 16e hessois fait, du ravin, un feu à volonté à genoux, qui prend en
écharpe et décime notre de ligne. Ce dernier régiment est
forcé de se replier, pour prendre une position plus en arrière. Enhardis par ce
recul, Hessois et Westphaliens escaladent de tous côtés le plateau, en poussant
des hourras de triomphe.
Le 2e bataillon du 13° de ligne se
précipite pour soutenir le 43e. Par suite de la configuration du terrain, ce
bataillon possède une excellente position sur son flanc gauche, d'où il domine
l'ennemi. Le capitaine Saget (6° Cie) qui se trouve à la gauche, reçoit l'ordre
d'aborder les Allemands et d'ouvrir le feu presque à bout
portant.
Le 20e bataillon de chasseurs à pied
accourt au pas gymnastique, gymnastique, la division de Cissey. Au moment où il
va entrer en ligne, le 43e de ligne, placé en avant, se replie sur ce bataillon,
et il en résulte une certaine confusion ; mais, enlevé par ses chefs, ce
bataillon se reporte en avant, sans présenter une formation bien distincte :
c'est une colonne profonde mélangée de subdivision en ligne, qui bientôt se
fractionne en deux tronçons. Pendant une dizaine de minutes, un feu rapide de
l'effet le plus terrible s'engage alors entre les deux partis, qui, sur certains
points sont séparés seulement par une distance de moins de cinquante mètres. A
aussi courte distance, toute différence disparaît entre le fusil à aiguille et
le chassepot, et chaque balle porte. Une véritable masse de plomb passe sur nos
soldats, qui tantôt tantôt couchés, tantôt debout, gagnent toujours du terrain.
Un feu épouvantable part sans relâche des premiers, mais l'acharnement des
combattants est tel, que les survivants se précipitent par-dessus les cadavres
de leurs camarades, pour les venger et continuer la
lutte.
La fumée est si épaisse que l'on distingue,
à peine, les réserves de l'ennemi de l'autre côté du ravin et ses tirailleurs
embusqués derrière les javelles de blé, du côté du ravin occupé par nos
troupes.
Le 20e bataillon de chasseurs, ardent à
venger la mort de son brave commandant de La Barrière, lâchement assassiné par
les Allemands, le 14 août, contre le bois de Mey, est sans cesse au plus ardent
de la mêlée; mais déjà la mort a fait de cruels ravages dans ses rangs. Le
capitaine de Bermont-de-Vaulx, le lieutenant Messelot, le sous-lieutenant
Duverger sont tombés foudroyés; le capitaine Clara est atteint d'une blessure
que l'on croit mortelle, et le capitaine des Garets est blessé d'une balle à la
cuisse.
Dans cet instant suprême, d'où dépend le succès de la bataille, peut-être le salut de l'armée, celui de Metz, celui de la France, les chefs en foule se sacrifient pour rendre du coeur au soldat; leurs voix, au milieu des coups de tonnerre des canons en furie, au milieu des clameurs stridentes de la mêlée, percent comme des cris de l'honneur. Le brave et vaillant de Ladmirault, cet héroïque descendant d'une famille de preux, dont l'aïeul reçut la croix de SaintLouis sur le champ de bataille de Fontenoy, reste en première ligne, exemple pour tous, bravant la mitraille qui pleut de toutes parts. Auprès de lui se tiennent le général Osmont, son chef d'état-major, les généraux Lafaille et Prudon, commandants l'artillerie et le génie du 4e corps. Le général de Ladmirault est très reconnaissable avec sa haute taille, son grand couvre-nuque blanc flottant sur les épaules, son nombreux état-major et son fanion tricolore. L'ennemi l’aperçoit : avalanche de projectiles. Un de ses officiers d'ordonnance est tué. Le lieutenant-colonel Deville, chef d'état-major de l'artillerie, est contusionné, ainsi que le capitaine d'artillerie Gillet, du même état-major. Le général Prudon a son cheval tué et roule à terre, sous le cadavre de sa monture, d'où il est dégagé par le lieutenant colonel Gallimard chef d'état-major du génie.
Le général
Prudon
Le porte-fanion du général de Ladmirault, un jeune maréchal des
logis du 11e dragons, fils du général Henry, chef d'état major du 6e corps, a la
tête brisée par un éclat d'obus. L'aide de camp du commandant du 4e corps, le
capitaine de la Tour du Pin, s'empare du fanion, pendant que tombe le pauvre
enfant. "Permettez-moi, mon général, dit-il, de prendre la place du
maréchal des logis." Et c'est M. de la Tour du Pin qui, jusqu'à la fin de la
bataille, porte le fanion tricolore. Un cavalier de l'escorte du 11e dragons, le
nommé Chaboureau, est, blessé d'une balle à
l'oeil.
Grâce à ces efforts et l'annonce de l'arrivée de la division de
Cissey excitant les champions, les bataillons de la brigade de Bellecourt
tiennent en désespérés. Cependant, à bout de forces, ils vont être contraints de
se replier, quand la division de Cissey débouche au pas de charge, à leur
droite. Ses braves soldats marchent à l'ennemi sous un feu terrible et réservent
le leur, pour ne le fournir qu'à bout portant : du reste, ils ont reçu l'ordre
de faire surtout usage de la baïonnette.
Au fond du ravin et au sommet des crêtes, la lutte continue
toujours, ardente, implacable, acharnée. La division de Cissey se déploie en
ligne de bataille : la brigade de Goldberg à droite, la brigade Brayer à gauche;
entre ces deux brigades, le 20e bataillon de chasseurs. Ce mouvement s’effectue
avec une admirable précision, sous une pluie de balles et de
mitraille.
Le général de Cissey, qui, ce jour-là, eut quatre chevaux tués
successivement sous lui, se fait remarquer par son initiative et l'habileté avec
laquelle il dispose ses troupes. Durant toute la journée, ce vaillant officier
général reste là où pleuvent les obus, la mitraille et les balles, sans souci du
danger, sans rien perdre un seul instant de son calme et de son sang-froid. Son
état-major est digne du chef qui le commande. Citons : le colonel de Place, chef
d'état-major de la lere division, qui est blessé ce jour-là ; le chef d'escadron
d'état-major de Bize ; le capitaine d'état-major de la Boulaye (aîné), aide de
camp du général de Cissey; les capitaines d'état-major Garcin, de la Boulaye
(jeune); le lieutenant d'état-major Frater; le lieutenant Foulon, du 73e de
ligne, officier d'ordonnance; le maréchal des logis Roux, du 2e hussards,
porte-fanion.
Lieutenant Foulon (ici commandant)
A peine la première brigade de cette division achève-t-elle de se déployer, qu'elle se trouve face à face avec l'infanterie ennemie; au même instant, le général Brayer, qui la commande, a son cheval tué sous lui, pendant qu'il donne ses ordres d'attaque au 1er de ligne. Mettant aussitôt l'épée à la main, ce brave général va ordonner de sonner la charge; mais le feu de l'ennemi redouble; le commandant de la 1ere brigade, frappé à mort, tombe à côté de son aide de camp, le capitaine d'état-major de Saint-Preux, qui, lui aussi, vient d'être atteint mortellement. Au moment de rendre le dernier soupir, l'infortuné général se fait apporter le drapeau du 1er de ligne, afin de mourir en regardant ce symbole de la patrie.
Le général Brayer
Le colonel Labarthe, du 6e de ligne, prend aussitôt, en sa
qualité de plus ancien, le commandement de cette brigade et passe celui de son
régiment au lieutenant-colonel Etienne. Il faut en finir : quarante pas à peine
nous séparent des Prussiens. « En avant ! » crient d'une voix tonnante les
colonels de la division de Cissey, en désignant les Prussiens à leurs hommes de
la pointe du sabre. Et, tandis que le canon gronde comme un orage, tous les
régiments de la division, emportés dans un élan indescriptible, se ruent en
avant, leurs drapeaux déployés en tête et tombent comme la foudre sur l'ennemi.
Nos soldats se sont lancés au pas de course, car ils aperçoivent devant eux, sur
la côte opposée du ravin, d'autres régiments ennemis qui accourent à la
rescousse. De notre côté, la canonnade n'a jamais été aussi forte. On voit bien
qu'en ce moment le bras de la France est encore solide. Cette attaque de la
division de Cissey est terrible. Les tambours battent la charge et cette
sonnerie semble appeler nos troupes au combat. La division entière s'est mise en
mouvement. Et alors, malgré les obus qui éclatent de seconde en seconde dans les
rangs, malgré la mitraille dont les couvrent ces gueux de Prussiens, malgré les
feux de leur infanterie, nos braves soldats, la figure ruisselante de sueur,
oubliant leurs fatigues et leurs souffrances, arrivent en quelques bonds et la
baïonnette basse sur les rangs ennemis. Bientôt on n'entend plus qu'un bruit confus et mat, au milieu
duquel le cliquetis des baïonnettes perce et fulgure, comme un éclair, au milieu
d'un violent orage. Une lutte corps à corps, terrible et implacable, s'est
engagée sur le bord du grand ravin. Le moindre pli de terrain est une redoute,
le plus léger buisson, une forteresse.
Rien ne peut arrêter l'élan du 20e bataillon de chasseurs qui
s'avance par bonds, en exécutant des feux à chaque arrêt, et qui, par son
exemple, ramène au feu des subdivisions d'infanterie de ligne déjà
débandées.
La 3e compagnie du 5e bataillon de chasseurs, placée à la droite
du 2e bataillon du 13e de ligne, prend part à cette sanglante mêlée. Entraînée
par le capitaine Chédeville, elle se jette sur les Hessois du 16e régiment. Le
clairon Oliger marche en tête et sonne la charge, jusqu'au moment où une balle
vient lui casser le bras.
La brigade Brayer combat avec une rage indicible pour venger son
chef. Citons au 1er de ligne : le colonel Frémont ; le lieutenant-colonel
Breton; les chefs de bataillon Vignaud et Gerder; les capitaines
adjudants-majors Tramblay et Rose; le porte-drapeau Bouilly, le sous-lieutenant
Deiss qui a les deux bras traversés de part en part par deux éclats d'obus. Les
sergents-majors Martin, Dottenffelt (grièvement blessé); les sergents Geyger,
Roquebert (blessé), Van-Osteroon, Bigorgne (deux blessures), Lachmann; le
sergent fourrier Clèdes (mortellement (mortellement ; le caporal Lagny
(grièvement blessé) ; le soldat Cayte (deux
blessures).
Au 6e de ligne, mentionnons également : le colonel Labarthe ; le
lieutenant-colonel Etienne; les chefs de bataillon Salle et Payan; le capitaine
Leguere; les lieutenants Tocquard et Poirier; le sous-lieutenant Plancher; le
porte-drapeau Pincherelle , l'adjudant Vinaguerrat ; les sergents-majors
Trinquart, Schwartz, Ansant et Beauvais.
Enfin, signalons aussi l'admirable conduite des 57e et 73e de
ligne, qui comptent dans leurs rangs une grande quantité de jeunes soldats ;
tous ces braves enfants montrent le plus brillant courage. Le lieutenant-colonel
Robillard, du second de ces régiments, a son cheval tué sous lui et est lui-même
grièvement blessé, en se faisant applaudir de la division de Cissey tout
entière, pour sa brillante bravoure.
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Cette furieuse poussée à la baïonnette dure à peine quelques
minutes En voyant ses soldats tomber par centaines, embrochés par les furieux
coups de baïonnette de nos chasseurs et de nos lignards, le général von
Schwartzkoppen donne l'ordre de sonner la retraite; alors la terreur saisit
Hessois et Westphaliens : « Zurùck ! Zuruck! » (En arrière !) tel est le cri qui
s'élève dans tous leurs rangs. Il n'est plus temps : les Français couronnent les
crêtes du ravin où se sont engagés leurs ennemis et y culbutent ceux qui sont
parvenus à le franchir. Ce grand ravin de Greyère devient le théâtre d'une lutte
sanglante. Les rangs de la brigade von Wedell tourbillonnent et s'écrasent sous
les décharges furieuses de nos chassepots. Le massacre est épouvantable : la
masse des Allemands, engouffrée au fond du ravin, foudroyée, broyée - c'est le
mot - par le feu des Français, reflue désespérément en tous
sens.
Depuis un quart d'heure déjà on s'entre-tue; depuis un quart
d'heure nos soldats ont rejeté l'ennemi dans le grand ravin, et ce ravin est
comblé de cadavres. Parfois la fumée les empêche de voir; tout ce bruit les
grise : on tue. Le général von Wedell tombe blessé avec son cheval, que viennent
de percer deux balles de chassepot. Un officier supérieur, reconnaissable à ses
grosses torsades d'argent placées sur les épaules, à forte carrure, au visage
rond et encadré d'une courte barbe jaunâtre, véritable type de Teuton, essaye
d'entraîner les Hessois dans un effort désespéré vers la crête d'un plateau,
mais la balle d'un des nôtres le renverse foudroyé. C'est le colonel von Brixen,
du 16e régiment d'infanterie allemande. On se demande comment, au milieu de cet
enfer de feux, les généraux qui commandent, peuvent distinguer des leurs,
l'ennemi qui les fusille. Du reste, nos soldats éprouvent une haine implacable
contre ces Prussiens, unique cause de tous leurs maux, et qui, pendant une
cinquantaine d'années, ont préparé le traquenard où notre pays se trouve
embourbé. Bientôt la brigade von Wedell est presque entièrement anéantie. Puis
tout le ravin et les crêtes sont balayés. Il semble qu'un épouvantable ouragan
vient de passer par là. Au bruit de cette mêlée, une autre rumeur succède.
Celle-ci est accompagnée de gémissements, de coups de feu, des cris des blessés
sur lesquels les survivants marchent sans regarder. Puis, à droite, à gauche,
des chevaux abattus et quelques Hessois, Westphaliens ou pionniers, pionniers,
ont échappé à cette rafale et qui se glissent ou se traînent comme des ombres,
la plupart remontant le versant opposé du ravin, pour rejoindre leurs
réserves.
Et nos soldats entendent toujours le grondement du
canon
Eh bien ! même au milieu de cet enfer, nos soldats retrouvaient
leur caractère bon et généreux. Au moment où la division de Cissey rejetait les
Allemands, devant la pointe de ses baïonnettes, au delà de la crête du plateau
de Bruville, une centaine de Hessois se trouvèrent acculés à l'extrémité de
gauche du ravin. Tout pliait devant notre ardente division, et ceux des ennemis
qui n'étaient pas tombés, s'enfuyaient dans le ravin ou sur le versant opposé.
Bien plus, voyant qu'ils n'ont pu nous échapper par la fuite, ces Allemands nous
attendent et déposent les armes. Des soldats du 73e s'avancent pour les faire
prisonniers. Mais, dans ce même moment, une fusillade très vive s'engage sur
leur gauche et ils croient qu'ils sont secourus : alors, avec la rapidité de
l'éclair, ils ramassent leurs fusils et font feu sur nos soldats à bout portant.
Cette trahison est, à la vérité, leur dernier fait d'armes. En moins de temps
qu'il n'en faut pour l'écrire, ces misérables Allemands disparaissent dans une
véritable trombe. Quelques minutes encore et des monceaux de morts attestent que
justice est faite; chacun des nôtres a voulu venger sur ces traîtres la mort
d'un de ses camarades. Cet engagement terrible succédant à une marche de
quarante cinq kilometres exécutée par la brigade Wedell, a totalement épuisé les
soldats prussiens. Quatre cents d'entre eux sont hors d'état de remonter
l'escarpement opposé et, quoique non blessés, tombent, sans opposer la moindre
résistance, entre les mains de la brigade de Goldberg, qui vient de se jeter
dans le ravin.
L'entraînement de la lutte a été si grand
qu'on a vu même des officiers, des sous-officiers de notre 4e corps, que des
emplois particuliers pouvaient en dispenser, vouloir quand même avoir leur part
de combat. Ce fait, qu'on n'admettrait plus aujourd 'hui, avec l'organisation
actuelle, a été, pour ainsi dire, général à l'armée de Metz. C'était à qui ne
serait pas retenu en arrière par quelque fonction ou service auxiliaire. C'est
ainsi qu'un officier d'un régiment de la brigade de Goldberg, le sous-lieutenant
Chabal, du 57e de ligne, capture le drapeau du 2* bataillon du 10e régiment
hessois. A ce moment, nos régiments sonnent au drapeau; on rallie les troupes.
Appelé de divers côtés par des officiers de son qui, régiment, blessés, désirent
lui confier de l'argent pour leur famille, le sous-lieutenant Chabal est obligé
de traverser plusieurs fois le champ de bataille et même d'aller jusqu'à
l'ambulance de Bruville, toujours chargé de son précieux trophée. Mais, épuisé
par les fatigues de cette rude journée, il doit se servir d'un aide pour porter
ce drapeau. Et, comme l'élément comique côtoie presque toujours le drame, l'aide
dont il se sert est un sous-officier hessois, son prisonnier, un colosse qui
s'est volontairement rendu et qui s'acquitte de cette désagréable corvée de la
meilleure grâce du monde, jusqu'au moment où M. Chabal peut enfin remettre le
drapeau à son colonel, qui le fait parvenir aussitôt au général de
Cissey.
Mais reprenons notre récit au point où nous l'avons laissé. Une fois descendue dans le ravin, la brigade de Goldberg en remonte la pente opposée. Cette rampe est tellement jonchée de cadavres que les jeunes soldats de cette brigade croient que la plupart simulent la mort pour leur échapper, et se disent entre eux : « Méfions-nous, ils font semblant de dormir ! » Continuant sa marche offensive, la brigade de Goldberg achève la destruction de la brigade Wedell. « Devant cette attaque vigoureuse, les régiments du Xe corps, dit le rapport prussien, sont rejetés sur Tronville. » L'artillerie allemande qui s'est un peu éloignée, revient pour protéger les débris de son infanterie, mais, ne pouvant tenir contre la supériorité de l'artillerie de notre 4e corps, elle disparaît après quelques décharges. La brigade de Goldberg s'établit alors au delà du grand ravin, sur un plateau (portant la cote 257 sur la carte d'état major), et prend position le long de la crête, le 57e à droite et le 73e à gauche. Là, nos soldats sont à couvert des obus ennemis venant de Mars-la-Tour, qui vont tous éclater sur la pente opposée. On se reforme, autant qu'on peut le faire, après un engagement au corps à corps sur un terrain de cette nature.
Le général de
Goldberg
L'action a été de courte durée, mais décisive
et meurtrière, l'ennemi s'est retiré nous laissant ses morts et ses blessés,
ainsi que plus de quatre cents
prisonniers.
La brigade von Wedell était presque détruite. Sur quatre
vingt-quinze officiers et quatre mille cinq cent quarante six hommes que les
cinq bataillons de cette brigade comptaient dans cette attaque, soixante-douze
officiers et deux mille cinq cent quarante-deux hommes avaient été mis hors de
combat ou faits prisonniers par nos soldats, soit près de soixante pour cent de
l'effectif primitif. La proportion des tués aux blessés était comme 3 : 4. Soit,
pour la brigade, comme nous venons de le voir, une perte totale de 72 officiers
et 2,512 hommes. Le 16e régiment hessois avait été totalement anéanti. Son
colonel et tous ses officiers supérieurs étaient tués : le drapeau de son 2e
bataillon était tombé entre nos mains. Le soir, il comptait à peine cent
soixante hommes, blessés pour la plupart, qui furent ralliés, il est vrai, le
lendemain par quelques centaines d'hommes dispersés dans tous les bois et ravins
avoisinant Mars-la-Tour. Ce brave régiment s'était rué à l'assaut du plateau de
Bruville avec une furia toute française. Le lendemain, en effet, quand les
Allemands, auxquels Bazaine venait d'abandonner le champ de bataille,
ensevelirent les morts, ils trouvèrent de l'autre côté du ravin, sur la crête
qui était occupée par nos troupes, les cadavres de huit officiers, d'un enseigne
porte-épée et d'un grand nombre de soldats du 16e hessois, preuve certaine de la
bravoure de ce régiment. Après être descendus dans le ravin, des soldats
français du 73e de ligne relevèrent entre autres blessés un soldat hessois qui
avait reçu sept blessures. Ce malheureux respirait encore. « Je ne crois pas,
disait cet Allemand, qu'il y ait un seul de nous qui ne soit pas blessé ou
contusionné, et encore, s'il en reste quelques centaines, c'est tout.
»
Pendant cette lutte si courte et si sanglante, la brigade de
Goldberg avait, elle aussi, surtout éprouvé de grandes
pertes.
Le 57e de ligne comptait dix officiers tués : le chef de
bataillon Deville-Chabrol; les capitaines Blanchard, Colleau; les lieutenants
Gautier, Chauvelle les sous-lieutenants Méline, Bourrion, Miavril, Gilardeau,
Doyard. Treize officiers étaient blessés : les capitaines Collinet, Pastre
Henry, Dubois, Castellot, de Noisy; les lieutenants Comoy; Avenati, Vignon,
Pinon; les sous-lieutenants Pradelle, Demy et Nasica. Parmi les hommes de
troupe, on comptait quatre-vingt dix sept tués, cent soixante-dix-sept blessés
et cinq disparus.
Le 73e de ligne, qui était entré comme un coin dans les masses
allemandes, avait, lui aussi, éprouvé des pertes sensibles. Les capitaines
Drault, Gay, Fossoyeux, les lieutenants de Berthe et Rambaud étaient tués. Le
lieutenant-colonel Robillard ; les capitaines Billon, Blanchot et Pichat; les
lieutenants Brajon, Brocard, Versmée; les sous-lieutenants Rumigny, Vespa,
Lallernent, de Visdelou, Mairet et Thollet se trouvaient au nombre des blessés
et avaient fait preuve d'un sang-froid et d'un courage remarquables. Ce brave
régiment avait eu trois cent quarante-sept sous-officiers et soldats tués,
blessés ou disparus.
Cependant la brigade de Goldberg s'est
reformée et couronne la crête, en avant du grand ravin. Au delà de la grand'
route, on aperçoit les débris de la brigade Wedell cherchant à se rallier
derrière une ligne de troupes fraîches, qui s'avancent et protègent la retraite
des fuyards. La brigade de Goldberg, enflammée par la destruction de
l'infanterie prussienne se porte en avant, drapeaux déployés. Le 1er régiment
d'infanterie suit le mouvement en deuxième ligne, ainsi que le 20e bataillon de
chasseurs. Deux compagnies du 2e bataillon du 13e de ligne, se laissant aller à
leur ardeur, marchent également en avant. La 3e compagnie du 5° bataillon de
chasseurs, entraînée par le capitaine Chédeville, se joint à tous ces braves
gens. L'entrain de ce bataillon est inexprimable. Déjà l'avant-veille les
chasseurs du 5e bataillon se sont couverts de gloire par leur héroïque défense
du bois de Mey. Ce jour-là, dans un mouvement offensif tenté par le 13e de
ligne, le porte-drapeau de ce régiment, qui s'était précipité en avant pour
rallier et entraîner les soldats, était tombé frappé à mort. A cette vue, le
colonel Lion s'élance en appelant à lui les soldats et les chasseurs du 5e
bataillon qui combattaient à côté. L'ennemi n'est plus qu'à cinquante pas.
Répondant à l'appel du colonel Lion, le fanfariste Cauvez, de la 6e compagnie du
5e bataillon de chasseurs, s'élance des premiers, saisit le drapeau et le remet
entre les mains d'un officier du 13e de ligne, qui accourt le chercher. On juge
par là de l'esprit de dévouement qui animait les chasseurs du 5e bataillon.
Aussi est-ce avec un enthousiasme indescriptible que les nouveaux venus se
portent à la suite de la brigade de Goldberg. Toutes ces troupes passent le
ravin, en sonnant la charge, sans ordre de bataille et s'arrêtent avant
d'aborder la crête opposée. Le colonel Labarthe, qui a pris le commandement de
la brigade Brayer, met un peu d'ordre dans cette masse, qui aborde le plateau,
où quelques coups de fusil sont
échangés.
L'aile gauche prussienne semblant menacée à
la suite de ce terrible échec du ravin de Greyère, le général von Voigts Rhetz,
qui commande le Xe corps, fait appel à la cavalerie. Ce général veut tenter un
dernier effort pour dégager ses divisions refoulées. La fameuse brigade de
dragons de la garde royale, dite brigade de Brandebourg, se trouve à proximité.
Voigts-Rhetz lui envoie aussitôt l'ordre de se lancer sur la droite de la
brigade de Goldberg, un peu désorganisée par le passage du grand ravin, afin de
sauver les débris de l'infanterie prussienne et westphalienne, qui fuient dans
le plus grand désordre.
Cette charge de dragons fut l'occasion d'un
brillant fait d'armes pour notre infanterie, qui montra une solidité
inébranlable. Inébranlable. Il est environ cinq heures du soir. A ce moment
débouche du bois de Mars-la-Tour une brigade de cavalerie ennemie, montée sur de
magnifiques chevaux mecklembourgeois à robe foncée. Ces cavaliers sont vêtus de
la tunique bleu céleste dont le col et les parements écarlates sont ornés de
galons blancs. L'aigle d'or de leur casque en cuir bouilli tient dans ses serres
le glaive et la main de justice. Ce sont les dragons royaux de la brigade de
Brandebourg. Le 1er régiment de cette brigade prend les devants et se porte
contre l'aile droite de l'infanterie française. Deux escadrons du 4e cuirassiers
de Westphalie, reconnaissables aux passepoils et parements écarlates de leurs
tuniques blanches, veulent suivre les dragons, mais ils ne parviennent pas à
charger. Laissant en réserve le 4e escadron du 1er dragons de la garde royale
avec son étendard, le colonel von Auerswald s'élance avec les trois autres
escadrons de son régiment, et charge à fond, avec un courage héroïque, les
bataillons français en train de poursuivre vigoureusement leur
succès.
Le premier choc de ce régiment se produit
sur trois compagnies de la division Grenier, qui marchent à notre extrême
droite. Ce sont la 3e compagnie du 5e bataillon de chasseurs (capitaine
Chédeville), les 4e et 5e compagnies du 2e bataillon du 13e de ligne (capitaines
Paquet et Paturel). Cette infanterie marchait déployée en tirailleurs, la
baïonnette en avant. Tout à coup la compagnie de chasseurs est brusquement
chargée par les dragons royaux. Cette cavalerie, lancée à bride abattue, arrive
sur la droite des chasseurs. Ceux-ci, qui n'ont pas d'ordre de bataille, ont à
peine le temps de se grouper pêle-mêle avec les soldats du 13e de ligne. Nos
tirailleurs, ralliés en petits pelotons, ouvrent aussitôt le feu sur les
dragons, qui arrivent le sabre haut et dressés sur leurs étriers ; ils fusillent
ces cavaliers qui s'écoulent alors dans les intervalles des pelotons, avant
d'aller se heurter contre les troupes de la division de Cissey, massées un peu
en arrière. Le choc est rude : chaque soldat français bien campé, tue son homme
à bout portant. Plusieurs se servent de leurs baïonnettes contre les chevaux
lancés au galop et ont leurs armes complètement tordues. Le capitaine
Chédeville, du 5e bataillon de chasseurs, violemment heurté par un cheval, va
rouler tout étourdi sur le sol. Le sergent-major Sibeud vole à son aide et le
protège en jouant de la baïonnette. Un officier supérieur des dragons royaux
charge le sergent major Cadet du 13e de ligne, et lui envoie un formidable coup
de sabre, en criant : «Tiens ! canaille de Français ! » Le jeune sous-officier
détourne, avec le canon de son chassepot, la lourde lame du Prussien, qui ne
coupe heureusement que son épaulette rouge. «Tiens! cochon de Prussien ! »
riposte Cadet, et d'un coup de fusil il tue net l'insolent
dragoner.
Un autre officier de dragons tombe
mortellement atteint aux pieds d'un soldat du 13e de ligne, qui se baisse sur le
blessé « « boire, par pitié, un peu d'eau! » râle l'Allemand, et, tirant de sa
poche une montre en or, il la présente au soldat; mais celui-ci la repousse, et,
retirant le bidon qu'il porte en sautoir, il le met dans les mains de son
ennemi. Après avoir bu, l'officier donne alors au soldat un petit
couteau-nécessaire, couteau-nécessaire, lui disant affectueusement : « Tiens,
mon garçon, prends ceci : tu te souviendras de moi. » Cependant les dragons de
Brandebourg, après avoir traversé ces groupes de tirailleurs, font tête de
colonne à gauche et, se croyant hors de danger, enfoncent dans le flanc de leurs
chevaux les larges molettes d'acier de leurs éperons. C'est avec une nouvelle
ardeur qu'ils se précipitent sur l'infanterie du général de Cissey. Le 73° de
ligne est leur principal objectif. Cette infanterie est encore légèrement
désorganisée par son élan et la magnifique charge à la baïonnette qu'elle vient
de fournir. A la vue de cet ouragan de cavalerie qui accourt dans un nuage de
poussière, la brigade de Goldberg, sans aucun commandement, par un prodige inouï
d'initiative et de discipline, se pelotonne autour de ses aigles et se trouve
instantanément en en ligne, face à l'attaque, qu'elle attend de pied ferme, en
refusant un peu sa droite. Le 20e bataillon de chasseurs, le 1er de ligne et le
bataillon du 43e imitent son exemple. Ces carrés improvisés, faits de soldats de
toutes armes, laissent tranquillement arriver les dragons royaux lancés à toute
vitesse et réservent leur feu; puis, ouvrant à courte distance un tir des plus
rapides, en reçoivent la charge par des salves envoyées de front, de revers et
dont la dernière renverse, renverse, bout portant, l'escadron de tête du
régiment prussien. Cet escadron, foudroyé, s'abat d'un bloc aux pieds du 73e de
ligne. Le colonel von Auerswald, qui dirige la charge, est lui-même mortellement
blessé. Un officier d'état-major, six officiers et un capitaine tombent morts
autour de lui. L'élan de ses dragons est complètement rompu. Les deux autres
escadrons ne peuvent arriver jusque sur nos baïonnettes et tournent bride,
décimés par la fusillade, qui les poursuit d'une averse de plomb dans les reins
des hommes et les croupes des chevaux.
Deux escadrons du régiment frère, le 2e
régiment de dragons de la garde, à la vue de cette déroute, fondent ventre à
terre et chargent à plusieurs reprises sur le 57e de ligne et le 20e bataillon
de chasseurs : ils éprouvent le même sort. En quelques minutes hommes et chevaux
roulent pêle-mêle sous le feu terrible des chassepots et nagent dans leur sang.
Quelques dragons du 2e régiment échappés au massacre tournent bride, quand, dans
leur retraite, ils viennent à repasser au trot sous le feu du 1er bataillon du
43e de ligne, que son colonel, M. de Viville, dirige lui-même, le bras droit en
écharpe, et se tenant auprès de son aigle, qui a reçu un obus et plusieurs
balles. Ces malheureux Allemands restent tous sur le carreau. Pas un
n'échappe.
Ce dernier engagement s'est effectué à deux
kilomètres environ et sous les yeux du 98e de ligne ; quelques tirailleurs de ce
régiment, postés dans la ferme de Gréyère, ont même forcé les deux escadrons du
4e cuirassiers de Westphalie, par un feu plutôt menaçant que dangereux, à faire
un circuit dans leur mouvement en avant, comme dans leur mouvement de
retraite.
Écrasés dans cette double charge poussée à
fond, les débris de la brigade Brandebourg tournoient et s'enfuient dans la
direction de Tronville, laissant le terrain jonché de ses cadavres. Après s'être
reformés derrière l'artillerie, les dragons royaux constatent que presque tous
leurs chefs ont disparu. D'après les documents officiels allemands, cette
magnifique brigade de cavalerie fut à peu près anéantie. Les pertes étaient
surtout effroyables au 1er dragons de la garde. Le colonel von Auerswald,
mortellement atteint, mourut de ses blessures; un major et trois capitaines,
dont le prince Henri VII de Reuss, étaient tués; neuf autres officiers, cent
vingt-cinq cavaliers. cavaliers. hors de combat, ainsi que deux cent cinquante
chevaux. Il ne restait au régiment que six officiers, dont un major. Le 17 au
matin, une centaine de cavaliers seulement répondirent à l'appel : on ne put
former qu'un seul escadron avec les trois escadrons qui avaient chargé la veille
et laissé les deux tiers de leur monde en avant du ravin de Gréyère. La fleur de
la noblesse prussienne servait dans cette fameuse brigade de Brandebourg, soit
comme officiers, soit comme engagés volontaires pour la durée de la
guerre.
Le général de Ladmirault, enthousiasmé par
la brillante conduite du 20e bataillon de chasseurs, arriva, aussitôt après la
fin de la lutte, vers ce bataillon et lui adressa publiquement les éloges les
plus flatteurs. De son côté, le général de Cissey, passant sur le front de
bandière du 1er de ligne, le félicita en entier, et, se faisant apporter
l'aigle, embrassa tout ému dans une commune étreinte le brave colonel Frémont et
le drapeau de cet héroïque régiment, tout mutilé par les balles
ennemies.
Cette journée coûtait cher au 4e corps.
Outre les pertes déjà citées de la brigade de Goldberg (57e et 73e de ligne) et
du 13e, la division de Cissey en avait subi de douloureuses. Le 1er de ligne
comptait seize officiers et environ quatre cents hommes hors de combat. Parmi
les officiers tués, mentionnons: le capitaine Mathieu, le lieutenant Ménétrier,
les sous-lieutenants Chaix, Gaudin et
Jouchoux.
Le 6e de ligne avait été bien moins engagé
que le régiment précédent et avait seulement perdu trois officiers blessés : le
capitaine Dubois, le lieutenant Rothier, le sous-lieutenant de Saintignon ; deux
soldats tués ; quinze sous-officiers et soldats
blessés.
Le 20e bataillon de chasseurs à pied avait été particulièrement éprouvé. Trois officiers étaient tués, le capitaine de Bermont de Vaulx, le lieutenant Messelot, le sous-lieutenant Duverger; deux autres officiers : les capitaines Clara et des Garets étaient blessés; dix-huit sous-officiers ou chasseurs étaient tués et soixante blessés.
Capitaine Bermond de
Vaulx
Capitaine Garnier des
Garets
A l'exception du 13e de ligne, dont nous
avons déjà donné les pertes, qui étaient des plus sensibles, la 2e division
(général Grenier) du 4e corps avait bien moins souffert que la 1er (général de
Cissey).
Le 5e bataillon de chasseurs n'accusait
qu'un officier contusionné : le capitaine Chédeville; un caporal et cinq
chasseurs tués; treize chasseurs blessés; un chasseur
disparu.
Outre son brave colonel de Viville, blessé
au bras droit, le 43e de ligne comptait quatre officiers blessés : les
capitaines Béchu, Brunet, Cornillon, le sous-lieutenant Rochet, et cent
quatre-vingt hommes de troupes tués, blessés ou
disparus.
Les pertes de la brigade Pradier, qui était
restée en réserve, étaient des plus insignifiantes. Au 64e, on comptait
seulement le sous-lieutenant Ratier, fortement contusionné; trois hommes tués,
dix-huit blessés et sept disparus. Au 98e, deux soldats étaient tués et un
disparu; un officier et sept soldats
blessés.
Les progrès des Allemands avaient donc été
arrêtés, et d’une manière sanglante, en avant de Mars-la-Tour. Leur aile gauche
épuisée cédait peu à peu sur presque tous les points. Cependant notre succès de
ce côté ne fut pas décisif, car, malgré ces désastres partiels et un mouvement
de recul -très prononcé, les Prussiens continuèrent d'occuper Vionville et par
là de fermer la route de Verdun. Un effort général de notre aile droite
déciderait infailliblement de la journée. On n'en fait rien. La préoccupation du
commandant en chef est tout entière de ne pas se laisser menacer vers Metz; le
village de Vionville est laissé aux Prussiens à bout de forces, incapables de
résister à une sérieuse offensive qui achèverait notre victoire. Les ordres ne
viennent malheureusement pas, et notre 4e corps ne peut pousser ses avantages,
après la terrible leçon qu'il vient d'infliger aux troupes allemandes, qui
l'approchent de trop près.