Le 1er régiment de tirailleurs algériens à Woerth
6/8/1870
Clairon de turco blessé
Jules Monge - Musée de l'armée
Extrait de l'ouvrage "Français et Allemands" de Dick de Lonlay
Le 1er turcos, lui aussi, n'a pas encore donné. Ce n'est certes pas que son moral ait été ébranlé par les pertes qu'il a éprouvées au combat de Wissembourg. On va s'en convaincre. Vers onze heures, le maréchal de Mac-Mahon vient se placer près du régiment; il est calme, et rien sur sa figure n'indique qu'il désespère de la journée.
Il est salué par les cris de : " Vive la France! Vive le maréchal!" Ces intrépides soldats, formés en bataille, un peu en arrière d'Elsasshausen, défilés par la crête du terrain, les bataillons disposés en ordre inverse, aspirent après le moment de venger la glorieuse défaite de Wissembourg.
Les turcos attendent longtemps, piétinant sur place et serrant avec rage la crosse de leurs chassepots.
Vers quatre heures, les cuirassiers de Bonnemains reviennent dans le plus grand désordre, dispersés par la mitraille et laissant le terrain couvert de leurs morts; les batteries du colonel de Vassart s'éloignent au galop, dans un nuage de poussière. En même temps, un flot confus d'hommes et de chariots sort d'Elsasshausen en feu, se dirigeant sur Froeschwiller. L'ennemi a été obligé de recourir à l'incendie pour écraser ce malheureux village, qui a succombé après une héroïque résistance: la droite de l'armée française est débordée. La bataille est dès lors perdue.
De toute l'armée, le 1er régiment de tirailleurs n'a pas encore donné. Mac-Mahon fait appel à son dévouement et le lance contre les mêmes têtes de colonnes, que les cuirassiers et les artilleurs ont été impuissants à arrêter.
Les tirailleurs prussiens débouchent d'Elsasshausen, et, comme nous l'avons dit plus haut envahissent les batteries du 9e, placées près de ce village; un frémissement d'impatience parcourt les rangs des turcos, qui depuis de mortelles heures attendent l'arme au bras, sans tirer un coup de fusil.
Le colonel Morandy lève son sabre : "En avant, le 3 bataillon ! " commande-t-il.
jacques Louis Morandy Né à Anvers le 26/101/812, Morandy est un officier sorti du rang. Engagé en 1831, il a passé toute sa carrière en Algérie, d'abord au régiment étranger où il a été promu officer en 1841, puis chevalier de la Légion d'Honneur en 1850. Envoyé en Crimée en juin 1854, il est promu Chef de bataillon au 85em régiment de ligne. Dans ce régiment, il a été blessé une première fois lors de la bataille de l'Alma (20/9/1854) d'un coup de feu au bras gauche, puis deux nouvelles fois, les 2/8/1855 et 3/9/1855, par des eclats de pierres consécutive à un boulet, lors du siège.
Morandy rejoint le 1er régiment de tirailleurs algerriens pour en prendre le commandement à sa promotion comme Colonel le 22/12/1868. C'est lui qui conduit au feu sa troupe lors de la guerre de 1870. Photos Nadar (Paris) |
Les turcos du commandant de Lammerz se portent aussitôt en avant contre les tirailleurs allemands, que suivent de grosses masses sortant de tous les côtés des bois qui se trouvent au sud. Nos braves Algériens défilent avec cette crânerie, qui leur donne au feu un caractère singulier et pittoresque; ils brandissent leurs armes, et promettent, selon leur coutume, " de montrer à l'ennemi des figures de lions " ils jurent "qu'ils sont des vrais fils de la gloire, et que leurs yeux ne se voilent pas devant la fusillade. " C'est étrange et saisissant.
Les Prussiens, à la vue de nos turcos, s'arrêtent, comme frappés de stupeur, et hésitent à faire demi-tour. Les 2e et 4e bataillons, commandants Sermensan et de Coulanges, se portent vivement à hauteur du bataillon de Lammerz.
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Le régiment se déploie en tirailleurs et marche en bataille. Le cri de " En avant!" se fait entendre d'un bout à l'autre de la ligne. Les clairons sonnent la charge, qui retentit claire, malgré la canonnade. Les turcos, poussant leur cri de guerre, s'élancent au pas de course, comme des lions, au milieu des balles et de la mitraille qui les déciment.
Alors éclate, contre nos Algériens, une fusillade terrible partant de tous les points; en un instant, une foule d'officiers et de soldats sont frappés.
Le capitaine Lepène tombe, la cuisse traversée d'un coup de feu; le lieutenant Rousseau est jeté à terre par une balle qui lui contusionne la poitrine; le capitaine Menneglier a la jambe fracturée; le lieutenant Got a la poitrine traversée de part en part et est laissé pour mort sur le terrain; le lieutenant Bergé est blessé au ventre; il se traîne péniblement près d'un arbre, pour se mettre à l'abri des balles qui abattent tout autour de lui; il se tord dans d'affreuses convulsions et, sur son visage décomposé, on peut lire que sa blessure est mortelle ; le lieutenant Trawitz est blessé à la poitrine; quatre hommes de sa compagnie se précipitent pour l'enlever, mais ils servent de point de mire à l'ennemi, dont les balles tuent deux d'entre eux et achèvent leur lieutenant.
Là aussi, bon nombre de turcos mordent la poussière. Le lieutenant-colonel Barrachin, le commandant de Coulanges, les capitaines Bertrand et Letellier roulent à terre sous leurs chevaux tués. Mais rien ne peut arrêter l'élan des turcos, qui s'avancent toujours, en faisant entendre leur cri de guerre.
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Ce que font ces héroïques " enfants du fer et du feu ", comme les appelait Bourbaki, dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Sans tirer un coup de fusil, ils sautent sur les six pièces du 9e dont les Allemands se sont emparés et que ceux-ci n'ont pu encore emmener. En un clin d'oeil, tous les soldats prussiens qui entourent cette batterie sont étendus à terre, la poitrine trouée et sanglante. L'ennemi terrifié cesse son feu et s'enfuit à plus de quinze cents mètres, dans le Petit-Bois. Soudain, le cri: " A la baïonnette ! " retentit; en cinq minutes, le bois est occupé et tout ce qui tente de résister est culbuté. Tout le terrain en avant d'Elsasshausen est balayé.
Pas un bataillon prussien ne tient ferme. Ces grosses masses d'infanterie allemande s'évanouissent, disparaissent devant la charge impétueuse de nos turcos, comme des feuilles mortes balayées par le vent.
Nos indigènes franchissent le Petit-Bois à la suite des fuyards et arrivent sur le Niederwald, dont la lisière est fortement garnie par les Prussiens refoulés, qui ont cherché un refuge derrière leur puissante artillerie. Celle-ci ne tarde pas à vomir la mort dans les rangs des turcos, qui n'en poursuivent pas moins leur vigoureuse offensive.
Là, se distinguent, en avant de tous, le colonel Maurandy, les commandants de Lammerz et de Coulanges; les capitaines de Pontécoulant, Cuvillier-Fleury, de Toustain du Manoir; le lieutenant Mohamed ben Hassen; le sous-lieutenant Bablon; les sergents Hochart, Pascalini; les soldats Foliard et Duruy, ce dernier engagé volontaire et fils de l'éminent ministre de l'instruction publique.
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Le drapeau du 1er turcos, fièrement porté par le sous-lieutenant Bourdoncle, fait flotter au-dessus des sabres-baïonnettes, ébréchés par la mitraille, ses plis tricolores que trouent les balles ennemies.
Pourtant la position n'est plus tenable : quelques instants encore et pas un des turcos du 1er régiment ne restera debout; tous sont à bout de forces et ont épuisé toutes leurs munitions. Le moment est venu de céder au nombre, le clairon sonne la retraite. Entraînés par leur ardeur, les turcos restent sourds à sa voix; les uns vont mourir sur les canons allemands; les autres s'acharnent à ramener la batterie du 9e. Forcés de lâcher prise, ils reviennent encore sur ce bronze qui les fascine, sont couverts de mitraille et d'obus, plient et s'élancent toujours. Enfin, il faut renoncer à cette espérance de ramener ces pièces, faute d'attelages.
Le clairon sonne toujours la retraite. Menacés par deux mouvements tournants, les débris du 1er turcos finissent par reculer, reconduits dans la direction de Reichshoffen par un feu des plus violents, et se jettent dans le bois du Grosserwald pour gagner la route de Froschwiller à Reichshoffen.
Le capitaine adjudant- major de Pontécoulant protège la retraite avec plusieurs compagnies formées en carré, qui, par leurs feux de salves rapides, maintiennent les Prussiens à distance. Comme à Wissembourg, l'ennemi pourrait poursuivre nos soldats avec sa cavalerie; mais les Allemands n'osent pas; ils ont senti sur leurs poitrines la griffe léonine de ce régiment le XI corps prussien n'oubliera jamais les turcos d'Alger.
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Dans ce retour offensif, qui a causé une vive inquiétude aux Prussiens et fait l'admiration de tous les témoins oculaires, ennemis comme amis, le 1er turcos a perdu, en un clin d'oeil 800 hommes tués ou blessés. Il a puissamment contribué à assurer la retraite de l'armée, et a ainsi ajouté de nouveaux titres de gloire à ceux qu'il a conquis à Wissembourg.
L'ennemi se vanta beaucoup d'avoir enlevé quatre fanions de ce régiment: il aurait dû ajouter qu'il ne les avait pas pris de haute lutte, mais ramassés dans le sang, sur les cadavres de ceux qui les portaient, et reconnaître ainsi avec quelle héroïque fidélité ces enfants du désert avaient payé leur dette de sang envers la France, leur mère-patrie.