La prise de Constantine (31/10/1836)
La
prise de Constantine - H Vernet - Musée de Versailles (RMN)
1/ Souvenirs du Maréchal de Saint Arnaud, capitaine au bataillon de la légion. Paris, 1855.
Le
maréchal de Saint Arnaud
Toutes les dispositions furent prises dans la soirée du 12, les corps et les officiers désignés. Chaque régiment devait fournir ses compagnies d’élite. La colonne d’assaut devait se subdiviser en trois colonnes. La première, sous les ordres du colonel Lamoricière, était formée des zouaves, des compagnies d’élite du 2em léger. Le chef de bataillon Sérigny agissait sous les ordres du colonel zouave. Les 2e et 3e colonnes, sous les ordres du colonel Combes étaient fortes de 800 hommes ainsi répartis : La 2em colonne, guidée par le commandant Bedeau, se composait de 100 hommes de la légion étrangère, en deux pelotons de 50h chaque ; cent hommes de la compagnie franche ; cent hommes du 2em bataillon d’Afrique et les grenadiers du 47e. La 3em colonne à la tête de laquelle marchait le commandant Clerc du 47e, était formée des autres compagnies d’élite des 47e de ligne et 17e léger. Le colonel Corbin, ayant sous ses ordres le chef de bataillon Paté, commandait le réserve où se trouvait les tirailleurs d’Afrique et les compagnies d’élite des 23e et 26e des ligne et 17e léger.
Les trois colonnes agissantes
étaient fortes de 1200 hommes, la réserve d’environ 400. Tout le reste de
l’armée, gardant ses positions, était prêt à se porter partout où les
circonstances l’exigeraient ; mais les Arabes qui cherchaient à faire
diversion et attaquaient de toutes part, donnaient à chacun de
l’occupation.
Les instructions données, les places de bataillon arrêtées,
chacun reçut l’ordres d’aller prendre du repos et de se préparer à être sous les
armes à trois heures et demie du matin.
S’il m’étais permis de parler de moi
dans de si graves circonstances, je dirai que, depuis le commencement du siège,
je n’avais jamais aussi bien reposé, si profondément dormi que cette nuit
solennelle qui précéda l’assaut. Chaque officier désigné avait fait ses petites
dispositions et même son testament. Est-ce insouciances ? Est-ce
philosophie ? Est-ce confiances ? Je ne me charge pas de le deviner,
mais l’idée ne me vint même pas que je pourrais rester sous les décombres de la
brèche. Une fois le matin en m’éveillant, je pensai à mon frère, à ma mère, à
mes enfants ; toutes ces pensées si chères se croisaient réunies et firent
battre mon cœur qu’elles remplissaient.. Je me hâtai de les refouler bien
profondément, ce jour là je n’étais plus rien que soldat.
Le vendredi
13 !… Quel augure pour les superstitieux, un vendredi !… un 13 !…
et ce jour là a été un des plus beaux de ma vie… A quatre heures du matin, les
trois colonnes étaient massées dans la place d’armes, derrière la batterie de
24, établie à cent mètres de la place. Le réserve était pelotonnée, à deux cent
mètres plus en arrière, dans les anciennes écuries du bey. On appelle ce
bâtiment le Bardo. Toutes ces troupes étaient défilées du canon et de la
mousqueterie de la place.
Vers deux heures du matin, le
brave capitaine Garderens des zouaves et un capitaine du génie, étaient allés,
au milieu des balles, reconnaître la brèche et l’avaient jugée praticable.
Cependant le général Valée avait voulu la rendre encore plus facile et notre
artillerie foudroyait sans relâche la muraille qui nous préparait un passage.
Vingt cinq hommes de front pouvaient se présenter à la brèche. De quatre à sept
heures et demie du matin, nous restâmes massés dans la batterie. Le bruit de
l’artillerie nous assourdissait, un coup n’attendait pas l’autre. Les boulets et
les balles arabes passant par dessus nos têtes ou à coté de nous nous envoyaient
que des éclats de pierre et de la terre. Cependant plusieurs artilleurs furent
tués dans la batterie où étaient le prince, le général Valée, les généraux
Fleury, Lamy, Caraman et tout l’état-major.
A un signal donné, chaque peloton
de cinquante hommes devait s’élance de la batterie au pas de course, traverser
l’espace de cent mètres qui nous séparait de la brèche et la franchir. Au bout
de quelques minutes, un deuxième peloton de cinquante hommes suivait et ainsi de
suite. On séparait ainsi les pelotons pour donner moins de prise aux boulets,
aux balles, à la mitraille arabe qui sillonnaient l’espace entre la place et la
batterie.
Enfin le bienheureux signal est donné, la charge bat de toutes
parts, la canonnade de 24 se tait de notre côté comme par enchantement et est
remplacée par des obus de 12 que l’on jette sans discontinuer dans la place. Le
brave Lamoricière s’élance avec ses zouaves. Lui et le commandant Vieux du
génie, suivis du capitaine Garderens qui porte un drapeau, gravissent le brèche,
où les couleurs françaises flottent glorieusement. En quelques minutes, la
première colonne couronne la brèche. La deuxième est prêt à s’élance quand la
brèche sera débarrassée par la première qui pénétrera dans la ville.
Mais en
arrivant sur la brèche, au lieu de pouvoir pénétrer dans la ville comme on le
croyait, la première colonne est arrêtée par un deuxième mur d’enceint. Toutes
les murailles, toutes les maisons, toutes les fenêtre sont garnies de turbans.
C’est un mur de feu que l’on a devant soi… les Français tombent mais ne reculent
pas. A ce nouvel obstacle, les cris : « Des échelles ! des
échelles ! » est partout répété. Le génie dirige ses braves soldats
sur le brèche, ils sont pourvus d’échelles, de haches, cordes, sacs à poudre
etc, etc. Dans ce moment les Turcs font tomber un pan de muraille qui écrase
sous ses ruines le brave commandant Sérigny du 2e léger, et environ
quarante hommes. Cet avantage est bien loin de profiter aux Turcs, car les
décombres comblent dans les intervalles, et l’on parvient à pénétrer dans une
rue, rue étroite et serpentante, et rouge du feu que les bédouins dirigent sur
nous.
Alors seulement, et il s’est écoulé un grand quart d’heure depuis que
la première colonne est parte, temps qui nous a paru bien long ; alors
dis-je, le général donne l’ordre à la deuxième colonne de faire son mouvement.
Ici je deviens acteur et vais raconter ce que j’ai vu, ce qui s’est passé sous
mes yeux, sur les points de la ville où j’ai été. L’aspect général de l’assaut
se changera souvent en tableaux particuliers.
Pendant que nous gravissons la
brèche, les Français qui avec le capitaine Richepance, Répon des zouaves, Leflo
du 2e étaient entrés dans la ville, sont arrêtées court par une
mitraille infernale. Les Turcs, beaucoup plus nombreux, s’élancent de toutes
parts sur nos soldats que la mitraille a surpris et arrêté ; et malgré les
cris et les menaces des officiers, qu’ils entraînaient eux-mêmes, nos soldats
sont ramenés aussi vivement qu’ils étaient entrés. Les cris de « En
avant ! » poussés avec énergie, ce tumulte de fuite attirent
Lamoricière suivi d’un renfort, et il arrive pour voir les Turcs poussant les
nôtres l’épée dans les reins, nos soldats tombant les uns sur les autres, pèle
mêle avec les officiers, enfin un désordre épouvantable. Lamoricière s’élance le
sabre à la main. Nous sommes arrivés en haut de la brèche. Notre étoile veut que
la compagnie franche soit devant nous. C’est dans ce moment qu’a lieu la
terrible explosion… Un silence de mort succède un instant au tumulte… Ceux qui
restent debout, repoussés par la force de l’explosion, cherchent un point
d’appui sur leurs sabres, leurs voisins ou le mur de gauche. Les plus près en
haut de la brèche essuient leurs yeux pleins de terre, de poussière et de
poudre, et sont un moment suffoqués. Mais alors s’offre à tous les yeux un
terrible spectacle… Les malheureux qui ont conservé leurs membres et qui ont pu
sortir des décombres fuient vers la batterie en descendant le brèche en courant,
et en criant « Sauvez-vous, mes amis, nous sommes tous perdus, tout est
miné, n’avancez pas, sauvez-vous !!! » Quand je me rappelle ces
figures brûlées, ces têtes sans cheveux, sans poils et dégouttantes de sang, ces
vêtements en lambeaux, tombant avec les chairs, quand j’entends ces cris
lamentables, je m’étonne que ces fuyards n’aient pas entraîné toute la
2e colonne qui encombrait la brèche. Combes et Bedeau étaient sur le
haut de la position. D’un commun accord ils élèvent leurs épées en l’air, aux
cris de « En avant, en avant ! ». Ce cris, frère, je le répétai,
je le vociférai avec eux. Je criais à mes soldats : « A moi la légion,
à la baïonnette, ce n’est rien, c’est de la mitraille, en avant ! en
avant ! » et je me précipitai le premier dans ce gouffre où, sur ma
conscience, j’attendais une seconde explosion ; je croyais que c’était une
mine, qu’elle devait être suivie d’une deuxième.
Là frère, j’eus ma première
récompense, le colonel Combes me serra affectueusement la main en me
disant : « Bravo capitaine ! ». J’étais tellement
enthousiasmé que seul je me serais jeté sur des canons. L’explosion avait, dans
son désastre, eu ce côté avantageux pour nous qu’elle avait arrêté les Turcs et
facilité l’entrée de la ville ; une porte, une voûte, et plusieurs maisons
avaient sauté. Environ cent hommes des nôtres, tant des zouaves que du
2e léger et compagnie franche, dormaient sous les décombres.
Lamoricière blessé était emporté par ses zouaves. Alors, frère, nous nous
jetâmes dans la ville, chacun où son instinct ou le hasard le poussa, car les
ordres étaient confus. C’était un chaos, mais un chaos dont les éléments étaient
l’intrépidité et l’oubli de sois-même. J’avais ordonné à mes hommes de ne jamais
me dépasser, mais de me suivre toujours ; je commençai par me jeter dans la
batterie à gauche de la brèche. Dans un petit carré servant de place à
l’embrasure d’un canon, sept Turcs faisaient un feu continuel sur nous. Je
m’élançai dans ce trou la tête baissée, mes hommes me suivaient de près. Les
Turcs se défendaient avec le courage du désespoir. Ils faisaient feu et nous le
tuions rechargeant leurs armes ; ce sont d’admirables soldats, le
baïonnette n’en laissa pas un vivant. On ne faisait pas de prisonniers.
En
quittant la batterie, je me dirigeai sur le point où la fusillade me paraissait
la plus vive. J’arrivai à la maison de Ben Aïssa, lieutenant du Bey. Le
commandant Bedeau y était avec le commandant Despinois. On cherchait encore des
issues pour pénétrer en avant dans la ville. Les balles nous pleuvaient de
partout et tombaient sur les dalles autour de nous, comme la grêle qui frappe
sur les toits et les carreaux. Je demandais des ordres, je sollicitais pour
qu’on m’envoyât hors de cette cage, où je tournais comme un ours qui évite les
frelons. Enfin le génie arrive en criant qu’il y a une barricade à enlever au
bout d’une petite rue, et que cette issue donne dans une des rues principales.
Je regarde le commandant Bedeau et sur un petit signe d’approbation, que moi
seul je devine, je m’élance avec mon peloton, en criant : » A moi la
légion ! » Oh ! cette petite rue étroite et sinueuse comme la rue
Traversine d’autrefois, tu te rappelles cette petite rue, je la verrai souvent
dans mes rêves… Elle était encombrée de soldats. Les hommes de notre bataillon
d’Afrique s’y pressaient avec les nôtres, et pendant dix minutes au moins nous
avons marché sur le cadavre du brave capitaine Hackette, du génie, tué là avant
notre arrivée. Tout le monde criait, on ne s’entendait pas. Mon grade me donnait
là de l’influence et du pouvoir : au milieu des balles je rétablis une
espèce d’ordre, je fis enlever le corps piétiné de notre camarade, et m’avançant
vers le bout de la rue, je vis que nous étions arrêtés par le feu formidable
d’une barricade artistiquement construite : portes, poutres, matelas, rien
n’y manquait. Les kabyles la défendaient par le feu le mieux nourri et nous
tuaient beaucoup de monde. Retourné à mes hommes, je leur fis comprendre qu’en
allant sur la barricade au pas de course et l’enlevant à la baïonnette, on
perdrait beaucoup moins de monde qu’en tiraillant inutilement contre des
matelas. Ceci bien compris, je plaçai dans les maisons voisines conquises par
nous quelques tirailleurs adroits qui dominaient la barricade, incommodaient
fort les défenseurs ; puis le sabre à la main, au cris de Hourra, mieux
connu de mes soldats étrangers, aux vociférations de : En avant la légion,
je me jetai sur la barricade que je franchis en tombant de l’autre côté au
milieu des Arabes. Cette chute me sauva car toutes les balles me passèrent au
dessus de la tête ; on me tira de si près que ma capote fut brûlée par la
poudre, mon fourreau de sabre traversé d’une balle. Là, par terre, j’eus le
bonheur d’entendre un soldat crier furieux : « Au capitaine, au
capitaine, il est blessé, par terre, par terre. » ma chute les avait
trompés. Debout comme l’éclair je commençai à travailler les Turcs comme il
faut, et la barricade presque aussitôt détruite nous donna passage à gauche,
dans cette même rue où les zouaves et la 1ere colonne avaient été d’abord
repoussés. A droite était la brèche, mais à environ trois cent pas.
Cette
rue, frère, c’est la rue marchande de Constantine, garnie de chaque coté de
boutiques sans étages qui les surmontent : de loin en loin, quelques
maisons occupées par les Turcs, les toits surmontant les boutiques, plats et
garnis de Turcs, rue serpentante, à coudes arrondis, étroite comme la rue saint
Jaques, quelquefois davantage. C’était cette rue qu’il fallait prendre maison
par maison, et sous un feu d’autant plus terrible qu’on ne voyait pas d’où il
venait. C’est dans cette rue où l’on marchait jusqu’aux genoux dans des cadavres
et dans le sang, que nous avons perdu le plus de monde. C’est dans cette rue que
le brave Combes a été blessé mortellement ; que Lacoste, mon pauvre sous
lieutenant a été tué. Mais n’anticipons pas.
En entrant dans cette rue, mon
premier soin fut d’établir mes hommes de chaque côté : ceux de droite
tiraient sur tout ce qu’ils voyaient d’ennemis à gauche ; ceux de gauche
faisaient feu à droite. Malgré cela, mes hommes tombaient et pour ne plus se
relevés, car toutes les blessures étaient mortelles, on tirait de trop près.
Après vingt pas nous fûmes arrêtés par un feu roulant et croisé qui détruisait
tout ce qui voulait hasarder le passage. Le soldat n’obéissant plus d’élan à la
vois de son chef… Cet obstacle nous venait d’une grande maison à droite, à
plusieurs étages, et qui semblait en feu tant elle nous envoyait de mitraillade
dans des fusils de remparts, des tromblons, etc. J’ai su depuis que c’était la
caserne des soldats du Bey. Il n’y avait qu’un parti à prendre, enlever la
maison. En un instant, cinq ou six officiers de différents corps réunis
rassemblent leurs soldats ; on enfonce la porte , on se précipite dans les
cours, dans les escaliers, sur les terrasses, dan,s les chambres… Quelle scène
frère, quel carnage, le sans faisait nappe sur les marches… pas un cris de
plainte n’échappait aux mourants ; on donnait la mort ou on la recevait
avec cette rage du désespoir qui serre les dents et renvoie les cris au fond de
l’âme… Les Turcs cherchaient peu à se sauver, et ceux qui se retiraient
profitaient de tous les accidents des murs pour faire feu sur nous… J’ai vu là
bien des morts, j’ai fixé bien de ces terribles et poétiques figures de mourants
qui me rappelaient le beau tableau de la bataille d’Austerlitz.
La maison
prise, on redescendit à la hâte trouver dans la rue le même feu à peu près qu’on
y avait laissé. Les Turcs s’étaient embusqués dans un coude et de là nous
décimaient. C’est là, qu’à côté de moi, se promenant tranquillement au milieu de
la rue, encourageant tout le monde de l’exemple, du geste et de la voix,
l’intrépide Combes fut atteint d’une balle… Un simple mouvement nerveux accusa
la souffrance ; il se retourna du coté de la brèche et reçut une seconde
balle qui amena le même mouvement, sans une plainte, sans un mot ; il
continua à marcher vers la brèche, la descendit seul, traversa l’esplanade
jusqu’à la batterie de 124 où s’étaient réunis le prince, le général Valée et
tout son état-major. On s’aperçut qu’il était blessé et le prince lui en
témoignait ses regrets… Combes répondit par un rapport clair et succinct de ce
qui se passait à sa colonne, et termina en disant : « Monseigneur,
ceux qui seront assez heureux pour revenir de cet assaut là, pourront dire
qu’ils ont vu une belle et glorieuse journée » Et, s’adressant au
chirurgien major de l’artillerie, il lui dit : » Docteur, j’ai de le
besogne pour vous. » le lendemain, la France perdait une espérance de son
armée, un intrépide guerrier, aussi froid au feu que sage dans le conseil… Moi
je pleurai un ami, car nous nous étions serré la main deux fois, dans des
circonstances que des cœurs généreux n’oublient jamais… Un minute avant sa
blessure, je lui disais : « Mon colonel, ne vous promenez pas là,
il y fait trop chaud, il faut que nous allions en avant à tout prix, la position
n’est pas tenable… » Et il regardait comment on perdrait le moins de
monde.
Ce fut quelques instants après que je fus assailli par le Turc dont je
t’ai envoyé le poignard yatagan. Il se jeta sur moi le sabre haut, son pistolet
avait raté. Je n’eux que le temps de me précipiter sur lui en parant son
coup ; ma lame lui pénétra dans le col… Un soldat de ma compagnie, nommé
Keller, qui était derrière moi, se jeta à ma droite et lui plongea sa baïonnette
dans le corps ; au même instant il fut frappé lui-même de deux balles, une
à la tête, l’autre à la poitrine ; le pauvre garçon mourait pour moi, car
ces balles m’étaient destinées, la troisième frappa dans mon manteau que je
portais en bandoulière, ainsi que tous les officiers de la légion. Le Turc tomba
percé de vingt coups de baïonnette, car chaque soldat lui lançait son coup. Je
pris le sabre qui m’avait menacé. En roulant dans la boue, , l’œil fixe de cet
homme me regardait encore avec une expression terrible. Tout le temps que les
cadavres restèrent dans les rues, on s’arrêtait involontairement devant celui-là
qu’on admirait comme un type d’expression militaire, de colère et de
menace.
C’est aussi à quelques pas de là que le pauvre Lacoste fut frappé
d’une balle à la tête. Pas un mot, pas une plainte ne s’exhala avec son dernier
soupir ; il tomba à genoux comme pour prier et ne se releva plus du lit de
boue qui venait de le recevoir. A ce moment, frère, nous avancions lentement, le
feu redoublait et la position devenait de plus en plus dangereuse ; en
vain, plusieurs fois, j’avais voulu enlever mes homme aux cris de «En avant ! » Des balles les arrêtaient court et pour
jamais… C’est là que le courage du sergent major Doze et du sergent Piétri, de
ma compagnie, leur mérita la croix que je leur avait fait obtenir ; je leur
devais cela, car j’avais joué leur vie ; il est vrai que la mienne était
aussi dans l’enjeu.
Voyant que le feu, partant d’un point de la rue, nous
abattait tout ce qui se présentait à droite, j’allai placer moi-même Doze et
Piétri en face de ce feu pour y riposter de manière sûre. Ces deux braves
tirèrent plusieurs coups de fusil, dans le poste le plus périlleux. Je ne
pouvais y rester avec eux, car je n’avais pas de fusil. Il me fallait d’ailleurs
surveiller l’ensemble de l’attaque. Doze et Piétri échappèrent par miracle, je
puis le dire. Je les présentai tous deux au commandant Bedeau, en racontant le
fait, et j’eus le bonheur de voir sur leur poitrine une croix qui triplait la
valeur de la mienne.
Je suis arrivé, frère, à l’instant de l’assaut où je
crois avoir couru le plus grand danger. Des hommes tombaient dans cette mare de
boue et de sang dans laquelle nous pataugions. Je pouvais prévoir, à quelques
minutes près, le moment où j’irais aussi m’étendre dans cette fange noire qui me
répugnait. Alors, frère, ta pensée est venue à mon cœur, comme un éclair, j’ai
envisagé ta douleur ajoutée à d’autres douleurs déjà si poignantes… J’ai serré
la poignée de mon sabre et je me suis dit, je ne mourrai pas… Nous étions
arrêtés, on n’avançait plus, six hommes du bataillon d’Afrique me séparaient du
feu des Kabyles ; je prends une résolution, je me retourne vers es soldats
et leur crie : « Vous serez tous tués là, suivez-moi en avant et je
vous sauve… » Aussitôt je les entraîne, nous chargeons les Turcs qui ne
tinrent que peu et la rue est balayée… Il était temps, pendant que je parlais à
mes soldats, les six hommes qui étaient devant moi avaient disparus et pour
courir aux Turcs, j’ai été obligé de sauter par dessus leurs cadavres. De la
même manière et chassant toujours les Turcs qui se défendaient pied à pied, nous
parcourûmes plusieurs rues, rentant dans les maisons desquelles partait le feu
le plus nourri. Dans une d’elles, une pauvre femme blessée à la tête d’un coup
de baïonnette et une négresse vinrent se jeter à mes pieds ; je les
rassurai et les fis entrer dans une chambre où était un vieillard qui semblait
attendre la mort. Je mis une sauvegarde à leur porte.
Enfin, frère, j’arrivai
à une petite place où je retrouvai le commandant Bedeau que j’avais perdu de vue
depuis la maison de Ben Aïssa. Heureux de nous retrouver en vie, nous nous
serrâmes la main. Il me fit quelques compliments en me voyant avec mon sabre et
mon yatagan turc, et la figure et les mains pleines de sang, mon sabre
rouge ; enfin, moi j’avais l’air un peu boucher. A ce sang qui n’avait rien
de moi, je l’avoue que je n’aurais pas été fâché d’y voir mêler un peu du mien.
J’aurais désiré une blessure qui m’eût permis, cepen,dant de te revoir et de
t’embrasser un jour. Un autre fois je serai plus heureux.
Sur cette petite
place où venaient aboutir trois rues et où s’élevait une mosquée, nous eûmes
encore des coups de fusils, mais ce n’était rein en comparaison de ce qui
s’était passé. Le colonel Corbin, commandant le 17e léger, qui avait
remplacé le pauvre Combes dans son commandement, était là avec notre commandant.
Je poussai en avant dans une rue, mais je fus de suite rappelé. Un Arabe s’étant
présenté avec un papier à la main, cria « Carta, carta… » Cet homme
était le fils du Cheik, tout était fini, la ville se rendait… Sur bien des
points encore la fusillade continuait, mais aussitôt que l’on sut que la ville
se rendait à discrétion, les Arabes coururent en tous sens en criant, Semi,
Semi, pour faire cesser le feu.
[…]
A la casbah, un autre spectacle
m’attendait… Les détachements armés des différentes colonnes commençaient à y
arriver… Mais le pillage aussi avait commencé et expliquait comment si peu de
soldats se trouvaient à la casbah. Le général Rulhières y arriva vers
midi ; il criait beaucoup après les pillards, menaçait de prendre les
mesures les plus sévères, mais rien n’arrêtait le soldat ; il était
victorieux, il avait beaucoup souffert, il avait acheté sa conquête au prix de
son sang, il y aurait eu folie à vouloir l’arrêter. Le pillage exercé d’abord
par les soldats, s’étendit ensuite aux officiers, et quand on évacua
Constantine, il s’est trouvé comme toujours que la part la plus riches et la
plus abondante était échue à la tête de l’armée et aux officiers de l’état
major… Je ne m’appesantirai pas davantage sur ces scènes de pillage et de
désordre ; elles ont duré trois jours. Jetons un voile épais et ne
ternissons pas notre gloire et nos souvenirs. Dans toutes les maisons le pillage
était facile, car telle était la confiance des habitants dans la force de leur
ville et de leurs défenseurs, et ils croyaient si peu à la prise, que partout on
a trouvé le couscous au feu et le café prêt.
Du côté de la casbah, côté
opposé à celui par lequel nous étions entré, un spectacle affreux s’offrait à
nos yeux : environ deux cent femmes ou enfants gisaient brisés sur les
rochers qui ferment la ville sur cette face. Les Arabes nous voyant gagner du
terrain dans la ville et commençant à croire en leur défaite, étaient venus à
essayer de sauver leurs femmes et leurs enfants, et ils avaient tenté, par ces
ravins impraticable, une fuite impossible. La terreur précipitant leurs pas, les
avait rendus encore plus incertains et bien de femmes, bien des enfants avaient
péris de cette horrible manière.
2/ Souvenirs du Maréchal de Canrobert, capitaine au 47e de ligne. Paris, 1914.
Le
maréchal Canrobert
L’assaut de Constantine fut fixé
le vendredi 31 octobre. Un vendredi et un treize, cela prouve au moins que nous
n’étions pas superstitieux.
Trois colonnes furent formées, la première était
sous les ordres de Lamoricière, la seconde, dont faisant partie le 47eme, était
commandée par le colonel Combes ; la troisième, sous les ordres du colonel
Corbin.
Il ne pleuvait pas cette nuit là. A quatre heures du matin, nous
réunîmes les trois cent hommes de la deuxième colonne, puis avant l’aube, nous
arrivâmes à la place d’armées, à droite de la batterie de la brèche. Les troupe
se formèrent par sections et s’arrêtèrent. Le silence le plus profond régnait.
Nous distinguâmes d’abord les pièces de l’épaulement et leurs servants, puis,
tout au fond, le général Valée avec son état-major et les officiers étrangers
qui l’entouraient. Devant nous, un peu sur la gauche, nous aperçûmes vaguement
dans l’ombre et le brouillard, les zouaves de Lamoricière couchés à terre. Leur
compagnies alignées apparaissaient sur le sol comme des files de cadavres.
Le
colonel Combes, toujours souriant, répéta à plusieurs reprises :
« Décidément, nous ne sommes pas superstitieux : un vendredi, un
treize et une année impaire… C’est trop tenter le sort ! » A côté de
moi, en tête du 47em, était ce grand Madier, capitaine de grenadiers ,
l’ancien garde d’honneur de 1813, le plus ancien des capitaines, il l’était
depuis 1815, vingt deux ans ! C’était un brave homme, mais nerveux et
sensible comme une femme. Cette nuit là, il était tout à fait maussade. Comme un
soldat l’avait frôlé sans le vouloir en exécutant un mouvement, il se retourné
d’un air courroucé : « sacristie, dit-il, animal ! Tu ne peux
donc pas me laisser tranquille. Tu vas me foutre la guigne : je suis sûr
d’être tué. » En effet, il fut tué sur le brèche quelques instants après.
Plus tard, entre nous, nous nous sommes toujours rappelé ses paroles. S’il avait
survécu nous n’y aurions jamais pensé.
Les épaulements de la batterie
rendaient notre masse invisible à la place. Nous attendions avec une profonde
émotion le signal de l’assaut. A ce
moment solennel nous étions tous, officiers et soldats, plongés dans le
recueillement. A peine échangions-nous entre nous quelques paroles à voix basse.
Les officiers étaient animés d’une sentiment ambitieux, l’espoir d’une croix ou
d’un grade à conquérir. Les soldats, plus calmes, n’attendaient aucune
récompense : leur insouciance ordinaire, me^me au devant de la mort, ne les
abandonnait pas. Le besoin de l’inconnu les attirait ; peut-être
agissaient-ils par courage instinctif ou par amour d’une gloire obscur, par
désir d’acquérir le renom de brave dans le petit cercle de l’escouade ou de la
compagnie, peut-être même par craint de la moquerie des camarades.
Nous
étions surs d’emporter la ville. Mais nous savions aussi qu’un bon nombre
d’entre nous resteraient sur le carreau, et les longs instants d’attente dans la
tranchée semblaient faits pour nous permette de nous livrer à de sérieuses
réflexions.
J’étais violemment ému ; mon cœur battait très fort et ce
fut pour moi un véritable soulagement d’entendre retentir huit formidables coups
de canon, tirés sur l’ordre du général Valée. Les boulet, en tombant sur les
débris de la brèche, soulevaient des flots de poussière et nous cachaient. Le
Duc de Nemours à ce signal appelle Lamoricière et lui donne l’ordre de partir.
Lamoricière agite son sabre et au commandement de « En avant ! »
tous les zouaves s’élancent derrière lui d’un seul bond. A côté de lui court un
capitaine de son régiment nommé Gardereins de Boisse, coiffé comme lui de la
chéchia ; il agite un drapeau fait d’une chemise, d’une ceinture et d’un
pantalon rouge. C’est l’étendard qu’il veut le premier planter sur le brèche.
Puis je vois charles Levaillant, armé d’un petit fusil de chasse à deux coups,
puis toute la colonne : elle s’engouffre dans les nuages de fumée et de
poussière soulevés par les coups de canon. Ce voile épais empêche les Arabes
surpris de distinguer les assaillants ; aussi leurs coups sont-ils mal
assurés.
Moi, je m’approche du parapet, je me met sur un gabion pour mieux
voir, mais je ne distingue rien. Alors le Duc de Nemours se retourne et fait
signe au colonel Combes ;
notre tour de marcher est venu.
Quoique le colonel eut plus de
cinquante ans, il s’élance au pas de course ! Jusqu’à la brèche, où nous
parvenons en un clin d’œil, nos pertes sont insignifiantes. Au moment d’y
pénétrer, la batterie de tambours du régiment s’arrête, se place de côté au pied
du talus, à l’abri d’une muraille, et bat la charge. La pente à gravir est
inégale, et le terrain glisse sous les pied. Nous nous aidons des mains et nous
montons. J’enjambe les cadavres de deux soldats du génie, dont l’un horriblement
roux, a les yeux tout grands ouverts et semble me dévisager. Quand nous arrivons
en haut, nous sommes au milieu d’un amas de décombres. D’énormes ballots de
laine à couverture rayée de bleu comme des matelas barrent le passage en tous
sens. Autour de nous ce ne sont que des maisons éventrées où l’on pénètre par
des brèches, mais d’où l’on ne peut sortir ; d’un vaste bâtiment à droite
partent sans cesse des coups de fusil. De tous côtés, les zouaves et les soldats
du 2e léger luttent contre des murailles sans trouver l’issue tant
cherchée. Beaucoup d’entre eux sont tués ou blessés. Le crête et surtout les
maisons à l’entour sont remplies de monde et l’on s’y bat à coups de fusil, de
baïonnette ou de yatagan. Les deux colonnes sont serrées dans un espace étroit,
cherchant à pénétrer, et de tous les toits, de toutes les caves, part un
fusillade meurtrière pour nous. Des cris de « Vive la France ! Vive le
Roi ! » partaient de toutes les bouches et cependant on piétinait sur
place.
Un zouave indique au colonel Combes une maison juste en face de la
brèche où est entré Lamoricière. Nous y allons. Un pan de muraille s’écroule
devant nous sans nous blesser. A ce moment une explosion formidable se fait
entendre, suivi de toute une série d’explosions moindres. Une obscurité presque
complète suit immédiatement, et il nous arrive des éclats de bois, de pierre
ainsi que des flots de poussières. De suite, le colonel sort de la maison et
revient à la brèche où je l’accompagne. La fumée et la poussière sont telles
qu’on ne voit plus rien. Quand elle se dissipe, les premiers êtres que je
distingue sont des blessés, des hommes brûlées aux paupières tuméfiées, qui
hurlent de douleur, étendant les mains en avant, sans savoir où ils vont. Ces
malheureux sont des soldats du génie dont les sacs de poudre ont fait explosion.
Leurs vêtements sont en feu et on entend encore à chaque instant éclater des
cartouchières. Je reconnais parmi les blessés Le Flô et Répond, ayant tous deux
les mains calcinées.
Le général
Le Flô
Tous croient la ville minée, et
ceux qui ont pénétré dans les maisons reviennent en arrière. Les hommes restés
sur la brèche, voyant les hideuses blessures des blessés, sont eux aussi sur le
point de s’arrêter ou même de redescendre. Dans ce moment critique où la moindre
hésitation peut être le signal de la défaite, le colonel Combes déjà blessé, se
précipite dans la fumée, l’épée haute, criant : « En avant, en
avant ! » Les officiers le suivent, chacun répète le cri de « En
avant ! » Les hésitants reprennent courage et, au lieu de faire
demi-tour en arrière, ils marchent de nouveau sur la ville et le combat
recommence.
Bientôt le colonel Combes a rejoint Lamoricière qui lui aussi est
aveuglé et horriblement brûlé aux mains et à la figure. Un clairon de zouave le
conduit. Combes va à lui ; ils causent. Lamoricière lui donne quelques
détails sur l’explosion et surtout lui indique la grand-rue de la ville, la rue
du bazar, dont on a enfin trouvé l’entrée. Les Turcs sont là, embusqués derrière
les fenêtres et les auvents des boutiques, sur les toits et dans les caves, et
ils font un feu d’enfer sur les assaillants.
Le colonel Combes donne l’ordres
d’attaquer à revers les maisons à droite et à gauche de la rue et lui se prépare
à y entrer de vive force avec sa colonne. A ce moment il m’appelle et
dit : »Allez retrouver le Duc de Nemours ; dites-lui que
l’explosion n’a pas arrêté la marche des colonnes, que la grand-rue est
trouvée ; on l’attaque de face, par devant et par derrière, et tout va bien
maintenant. Mais qu’il envoie des sapeurs avec des outils et surtout des
échelles. »
Je sors des décombres où je suis ; j’arrive sur la
brèche où les corps sont littéralement entassés. Sur la droite les Turcs
toujours embusqués dans leur caserne font un feu épouvantable. Tout d’un coup je
sens ma jambe comme prise dans un étau ; je m’arrête, je tombe ;
j’éprouve une douleur intense au genou ; une balle vient de me trouer la
jambe. Je me relève néanmoins et j’arrive, m’aidant des mains, me traînant à
trois pattes, jusqu’à la batterie où se trouve le duc de Nemours. Je lui répète
les paroles du colonel Combes : il appelle une section de sapeurs et lui
donne l’ordre de partir au pas de course. Je vois le détachement s’ébranler,
puis je me sens défaillir, je perd connaissance et je me retrouve à l’ambulance,
où l’on m’a placé à côté du colonel Combes, car depuis que je l’ai quitté, il a
été mortellement blessé.
Il a passé le commandement au colonel Corbin, puis,
après s’être assuré de la réussite complète des mouvements prescrits, il s’est
retiré droit, raide comme un cadavre qui marcherait. Il a regagné la batterie de
la brèche et exposé les péripéties de l’assaut au duc de Nemours, et comme
celui-ci lui dit « Mais vous êtres blessé colonel. – Non monseigneur,
répondit-il, je suis mort . »
[…]
L’assaut nous avait coûté
cher. Dans ma colonne, sur sept officiers, six étaient revenus sur des
civières ; quatre en moururent. Seul Bedeau ne fut pas touché. On enterra
le général de Caraman, le commandant de Serigny et le commandant du génie Vieux,
un géant, héros de Waterloo. Il y avait enfoncé d’un coup d’épaule la grande
porte de la ferme de Hougomont défendue par les Anglais.
3/ Souvenirs du Maréchal de McMahon, capitaine aide de Camp du général Valée. Paris, 1932.
Le
maréchal de Mac Mahon
Le 19 octobre 1837 à quatre
heures du matin, la général Valée prescrivit, selon l’ancienne coutume, de
donner un double ration d’eau de vie aux troupes et, avant d’ordonner l’assaut,
demanda si tous les hommes avaient touché ce supplément. La distribution n’ayant
pas encore été faite au bataillon d’Afrique, le commandant en chef pria qu’on le
prévînt aussitôt que cette distribution fut terminée. Mais en entendant ces
paroles, les zéphyrs s’écrièrent : « Non, non, pas d’eau de vie,
l’assaut : »
Le général en chef prescrivit alors au duc de Nemours
de donner le signal et celui-ci, se tournant vers le colonel Lamoricière, lui
dit : »Quand vous voudrez. » Une hache à la main, Lamoricière
monta sur la tranchée en criant : "Zouaves, en avant ! Vive le
Roi ! »
Tous se jetèrent sur le brèche, le colonel en tête. A ses
côtés marchait le commandant Vieux, du génie, le même qui, à Waterloo, avait
placé le sac de poudre qui avait fait sauter la prote de la ferme de Hougomont.
Haut de six pied, cet officier cherchait à devancer Lamoricière, mais celui-ci
lui cria : »Si vous ne restez pas à ma hauteur, je vous casse la tête
avec ma hache ! »
Lamoricière, le commandant Vieux, le capitaine
Gardereins et un officier portant l’uniforme blanc de l’armée autrichienne, M.
Russel, arrivèrent les premiers au sommet de la brèche. Gardereins y planta le
drapeau de la France. Au milieu de tous ces débris de muraille, Lamoricière ne
put trouver d’issue. Enfin, sur se droite, le capitaine Sauzet finit par
découvrir un passage. Il s’y précipita avec ses hommes et arriva dans une
batterie couverte où les Turcs se défendirent avec l’énergie du désespoir.
Maître de cette batterie, Sauzet voulut continuer sa marche ; il fut
bientôt arrêté par le feu d’une grande maison crénelée à plusieurs étages.
C’était la caserne des janissaires où les défenseurs luttèrent également avec
fureur.
Sur la gauche de la brèche, le commandant de Sérigny du 2e
léger avait aussi fini par trouver une issue. Il s’était lancé dans cette
direction, mais un mur ébranlé par le canon l’ensevelit jusqu’aux épaules en
s’écroulant. Sérigny cria à ses hommes qui voulaient s’arrêter pour le dégager
« En avant ! an avant ! » Ils lui obéirent, les premiers
évitèrent de l’atteindre, puis les autres, ne le voyant plus, écrasèrent sa tête
sous leurs pieds. Cependant le colonel Lamoricière, qui était resté en haut de
la brèche, ; finit par reconnaître la rue du marché qui débouchait là. Il y
lança ses zouaves, mais le passage était fermé par une porte ferrée d’une grande
épaisseur. Les soldats ne remarquèrent pas que les battants s’ouvraient sur eux,
de sorte que tous leurs efforts pour pousser la porte demeurèrent vains.
Lamoricière appela les sapeurs porteurs de sacs à poudre. Au moment où l’un
d’eux arrivait, on entendit une détonation formidable. Les murs s’écroulaient de
tous côtés et, peu après, des pierres d’un gros volume, des poutres et des
débris de bois de toute espèce retombèrent sur nos soldats dont beaucoup furent
écrasés ou blessés. D’autres perdirent la vue ou subirent de cruelles brûlures.
Les aveugles descendaient la brèche, conduits par leurs camarades ;
quelques uns avaient encore leurs vêtements en feu.
Le commandant Vieux, le
capitaine des Moyens des zouaves furent tués. Le colonel Lamoricière, le
commandant Richepanse, frère de celui qui avait été tué l’année précédente,
furent blessés et aveuglés. On crut d’abord que cette explosion provenait d’une
mine que les assiégés avaient fait sauter, mais on sut plus tard qu’elle avait
été occasionnée par un dépôt considérable de poudre placé derrière la porte qui
avait pris feu.
Heureusement, cette catastrophe ralentit le tir de nos
ennemis qui en avaient soufferte également. Nos aveugles et nos blessés purent
ainsi déblayer la brèche en se retirant. Le général Valée fit porter en avant la
colonne Combes ; la légion étrangère était en tête, suivie du
47e. Dès que le commandant Bedeau arriva au sommet de la brèche, le
colonel Combes lui ordonna de continuer l’attaque de la grande rue dont la porte
avait été renversée. La légion se jeta en avant et commença par enlever une
forte barricade. Une seconds, beaucoup plus élevée et flanquée du minaret d’une
mosquée crénelée l’arrêta un moment. Le colonel Combes eut le corps traversé de
trois balles et descendit la brèche pour se rendre à l’ambulance. Comme il
passait devant le général Valée, celui-ci lui dit : »Eh bien ! on
colonel, tout va bien la-haut ? – Oui, mon général, ceux qui ne sont pas
mortellement blessés jouiront de ce beau succès ! ». Je fut étonné de
ces paroles, mais lorsque le colonel me demanda l’emplacement de l’ambulance,
j’aperçus trois trous dans sa tunique, nettement marqués par des tampons
d’ouate, et je compris ! Le vaillant soldat devait mourir le
lendemain.
Voyant l’impossibilité d’enlever cette barricade, le commandant
Bedeau résolut de la tourner. Il prescrivit au capitaine Boutaud du génie de
gagner du terrain sur sa droite et de s’ouvrir à la sape un passage à travers
les maisons qui bordaient la rue. Les sapeurs , cheminant tantôt dans les
maisons et tantôt sur les toits, finirent par arriver au palais de Ban Aïssa,
chef de la résistance.
Après une lutte assez vive, cette maison fut enlevée
et les défenseurs de la barricade et de la mosquée, pris de flanc et par
derrière, furent obligés de rétrograder. Pendant ce temps, à droite, le
17e léger, qui était venu renforcer les zouaves à la caserne des
janissaires, continua à gagner du terrain en avant dans le quartier juif où les
résistance fut moins vive. En suivant le rempart, le 17e arriva à la
porte de El Djabia, la plus rapprochée du Rummel, s’en empara et l’ouvrit aux
troupes de la troisième colonne restée jusque là au Bardo. Toutes ces unités
continuèrent leur marche dans la direction du pont d’El Kantara.
Voyant les
progrès de nos colonnes, Ben Aïssa jugea qu’il était dans l’impossibilité de
résister et il s’échappa de la place avec son fils. Les grands se réunirent et
envoyèrent un des leurs offrir la reddition de la ville sans condition. Le
général en chef, après avoir pris connaissance de cette offre, ordonna la
cessation du feu.
Dès
que l’on sonna le ralliement, les soldats dispersés de tous côtés vinrent se
reformer au point indiqué. Ils firent preuve d’une discipline admirable, bien
qu’ils eussent vu tomber à leurs côtés grand nombre de leurs camarades. Pas une
maison de fut pillée et cependant des boutiques pleines de bijoux, d’armes, de
broderies d’or et d’argent avaient été abandonnées par leurs propriétaires et
auraient pu tenter les hommes surexcités par le combat.
4/ Rapport du maréchal Vallée - récompenses accordées lors de la prise de Constantine.
Je voudrais pouvoir citer , M. le Ministre , les noms de tous les officiers, sous-officiers et soldats qui ont bien rempli leurs devoirs ; mais je dois me borner à vous désigner ceux qui se sont particulièrement distingués.
Je nommerai en première ligne S. A. R. Mgr. le duc de Nemours, M. le lieutenant-général baron de Fleury, et MM. les maréchaux-de-camp Trézel et Rulhières.
Le commandant du siège cite d'une manière particulière MM. le capitaine de Salles , major de tranchée, et les lieutenants Mimont et Letellier, aides-majors; ces officiers ont rempli avec le plus grand zèle les fonctions pénibles qui leur étaient imposées , ils ont pris part nuit et jour aux travaux et aux opérations les plus difficiles et les plus périlleux.
L'armée a remarqué l'empressement et l'habileté avec lesquels M. le docteur Baudens a dirigé le service difficile des ambulances et le zèle qu'ont montré tous les officiers employés à l'état-major de Mgr. le duc de Nemours. S. A. R. cite en particulier le capitaine de hussards Ney de la Moskowa.
Dans l'artillerie : MM. le colonel de Tournemine; les chefs d'escadron Maléchard , d'Armandy ; les capitaines Courtois, Caffort, Le Boeuf, Munster; les lieutenants Bornadon et Beaumont; les maréchaux-des-logis Caprettan et Heimann, et le brigadier Seigeot, se sont fait particulièrement remarquer par leur zèle et leur bravoure.
Je citerai encore , M. le Ministre , dans le génie, MM. Les chefs d'escadron Vieux et de Villeneuve , les capitaines Niel, Boutault, Hacket(qu ia été tué), Leblanc, Potier (blessé à mort ) , les lieutenants Wolf, et Borel-Vivier.
Dans le corps royal d'état-major , le chef d'escadron Despinoy ; les capitaines Borel , Mac-Mahon , de Creny , le lieutenant de Cissey.
Dans la cavalerie : MM. Laneau , colonel du 3e chasseurs ; les capitaines Richepanse, officier d'ordonnance du général Rulhières ; de Belleau, du 3° chasseurs , et le sous-lieutenant Galfalla, des spahis réguliers.
Enfin , dans l'infanterie : Le colonel Combes , du 47e ; le lieutenant-colonel de Lamoricière , des Zouaves ; les chefs de bataillon Montréal , du 3' d'Afrique ; Bedeau , de la légion étrangère , et Leclerc , du 47e ; les capitaines Levaillant et de Garderens , des Zouaves ; Houreaux , du 3 bataillon d'Afrique ; Saint-Amand , de la légion étrangère ; Canrobert , Taponnier et Blanc de Loire, du 47e de ligne , Méran , Raindre , de la légion étrangère , de Roaut, Marulaz, du 17e léger; Guignard, de la compagnie franche ; de Billy , du bataillon des tirailleurs d'Afrique ; les lieutenants Desmaisons , officiers d'ordonnance du général Rulhières; Jourdan, Adam, du bataillon d'Afrique ; Dufresne , du 47" ; Nicolas , du 23" de ligne ; les sous-officiers Léger et Debœuf, du 3" bataillon d'Afrique ; Justaud et Dose , de la légion étrangère ; Mariguet et Vincent , du 47ede ligne. Les grenadiers et voltigeurs Dessertenne , caporal ; Colman, Reilein, du 47'; Pérès et Jourdat, du 17e léger, Courtois, sergent de Zouaves, et Quatrehomme, caporal. Le chef de bataillon de Sérigny, du 2e léger, tué dans la brèche ; le capitaine de Leyritz , les sous-officiers Debray et Beugnot, du même corps.
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