La prise de Saint Privat - 18/8/1870
La défense de Saint Privat - P-A Protais
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Extraits de "La défense de Saint Private maréchal Canrobert" G Bapst.
Si le 6e corps se maintenait à Saint-Privat, la Garde
impériale pouvait encore intervenir utilement. Le maréchal Bazaine ayant annoncé
son envoi à 1 heure et demie, elle ne pouvait pas être loin; elle devait même
déboucher d'un moment à l'autre; elle se formerait sous la protection du 6e
corps, foncerait sur les Allemands épuisés et les chasserait.
Deux
régiments, le 4e et le 100e de ligne, restaient en réserve sous les ordres du
général Péchot. Le maréchal Canrobert envoya le colonel Fourchaud chercher le
général Péchot et quelques minutes après il lui confiait le soin de défendre
Saint-Privat. Le maréchal revint ensuite dans l'enclos à l'ouest du village d'où
il dominait le glacis descendant à Sainte-Marie-aux-Chênes.
«La
propriétaire, a écrit le lieutenant de Forsanz, une femme âgée, toute décrépite,
plus ridée qu'une vieille pomme et courbée en deux, sans aucun souci du danger,
trottinait de çà et de là en répétant : « Mes « choux, mes choux ! » sur un ton
et avec des gestes qui nous faisaient rire aux larmes, malgré la situation. Deux
ou trois fois, le maréchal lui cria : « Allez-vous en, vous allez vous faire
tuer. » Elle ne l'entendait pas et il fallut que Chamoin et Coubertin la
prissent chacun par un bras pour l'emmener ». La pauvre vieille venait
d'être mise à l'abri dans une cave et trois ou quatre officiers avec le
porte-fanion du maréchal se trouvaient groupés à quelques pas derrière lui,
quand, dans le vacarme des obus qui éclataient, un bruit sec et tout particulier
se fit entendre : les officiers se mettent à rire et le maréchal se retournant
leur demande : « Qu'est-ce? — Rien, c'est la gourde de Chamoin qui vient
d'être mise en pièces par un éclat d'obus » , et des fontes du
lieutenant Chamoin coulaient quelques gouttes de liquide.
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Le maréchal se rendit ensuite sur la place de l'église pour attendre le 4e de ligne et parler aux soldats. Quand apparut le colonel Vincendon avec ses tambours et ses clairons, le maréchal lui cria : «Vous voilà, Vincendon. Je compte sur vous , et s'adressant aux premiers rangs qui suivaient leur colonel : Allons, mes enfants, c'est à votre tour! » L'attitude du maréchal, les incendies qui éclairaient son visage, les projectiles qui tombaient de tous les côtés, les toits des maisons qui s'effondraient, les ardoises et les tuiles qui se brisaient et culbutaient avec un fracas de vaisselle qui se casse, le crépitement de la fusillade, les coups sourds et majestueux du canon se succédant à chaque seconde, suivis des détonations des obus qui éclataient, produisirent sur les soldats du 4e RI une émotion et un enthousiasme qui se traduisirent par un cri dominant tous les autres bruits : « Vive le maréchal Canrobert! » et chaque compagnie, en passant devant le maréchal, répétait ce cri. Combien de fois, encore tout ému de ce souvenir, le général Vincendon m'a-t-il fait le tableau de cette scène à laquelle il semblait encore assister. Pendant le défilé du 4e de ligne, le capitaine Avon pénétrait sur la place de l'église; le général Bisson l'envoyait prévenir le maréchal Canrobert que Roncourt venait d'être pris par les Saxons.
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Le maréchal Canrobert se sentit désormais condamné à la
défaite. Les Saxons allaient d'un moment à l'autre attaquer Saint-Privat par le
nord et le nord-est et il lui faudrait se retirer pour éviter d'être pris. Il
avait dans sa poche la lettre du maréchal Bazaine, datée de 10 heures et demie,
où il lui était prescrit de se replier sur Metz si l'ennemi semblait
l'attaquer sérieusement. Jusqu'alors il l'avait considérée comme non avenue et
son unique pensée avait été de tenir sur ses positions jusqu'à l'arrivée de la
Garde et, avec son concours, chasser les Allemands au loin, mais si elle ne
venait pas, il serait réduit à obéir. Il prit donc ses dispositions pour
préparer sa retraite, qu'il n'exécuterait qu'à la dernière extrémité, la Garde
pouvant encore déboucher.
Se tournant vers son aide de camp, le commandant
Lonclas, qui venait de serrer la main pour la dernière fois à son frère
capitaine au 4e de ligne, le maréchal lui donne l'ordre d'aller prévenir le
général de Ladmirault « qu'il va être obligé d'abandonner Saint-Privat et
commencer sa retraite par la route de Saulny». « Je devais
ensuite - c'est le commandant Lonclas qui s'exprime ainsi dans ses notes -
aller au-devant du général Bourbaki, que le maréchal supposait en
marche vers nous, pour le prévenir de notre mouvement en arrière qu'il devrait
protéger. »
La garde prussienne demeurait toujours immobile à trois ou
quatre cents mètres de Saint-Privat, échangeant avec nos soldats une fusillade
ininterrompue pendant que l'artillerie ennemie - plus de 200 pièces, tout à
l'heure, les Allemands en mettront en ligne jusqu'à 284, - canonnait le village
et ses abords. Les Saxons, c'était là le danger le plus menaçant, occupaient
Roncourt et se préparaient à en déboucher pour nous couper la retraite.
Jusqu'alors ils avaient poursuivi leur marche excentrique par Auboué,
Homécourtet Montois sans rencontrer d'autres obstacles que ceux du terrain. Le
maréchal Canrobert avait eu le tort de ne pas faire occuper, par quelques
détachements, au besoin par les chasseurs d'Afrique, les bois d'Auboué et le
village de Montois. La présence de quelques égarés dans cette localité avait
obligé les Saxons à prendre des dispositions pour y pénétrer et les avait
arrêtés trois quarts d'heure. Si chaque obstacle leur avait été disputé, il leur
eût été impossible d'exécuter leur mouvement. Si même Roncourt avait été
défendu, comme le maréchal était en droit de l'espérer en raison des
dispositions qu'il avait prises, ils n'auraient pas pu nous déborder avant la
nuit.
Jugeant cette position importante parce qu'elle couvrait notre droite, il avait, à 10 heures et demie du matin, chargé le capitaine Lamiral du génie de créneler les maisons et de faire des tranchées aux abords du village que le général Bisson devait occuper avec le 9e de ligne. Dans l'après-midi, quand il avait vu se dessiner le mouvement enveloppant de l'ennemi, il avait tenu à augmenter le nombre des défenseurs de Roncourt et y avait envoyé en renfort un bataillon du 75e, que le général Becquet de Sonnay plaça suivant ses indications. Aussi était-il loin de supposer que le général Bisson avait retiré deux de ses bataillons pour en disposer ailleurs et que le colonel Fourchaud venait d'emmener celui du 75e. Il était 6 heures et demie du soir, le colonel Fourchaud, aussi rouge et excité que de coutume, s'était rendu à Roncourt et s'adressant au chef de bataillon Fornier de Viollet du 75e lui avait donné l'ordre de le suivre à Saint-Privat. Le commandant, qui ne le connaissait pas, lui demanda qui il était et lui fit observer que n'étant point sous ses ordres il n'avait pas à obtempérer à ses injonctions; qu'au surplus c'était sur les instructions du maréchal Canrobert qu'il était là, et qu'il ne pouvait en bouger également que sur son ordre. Les officiers du 75e surtout le capitaine Desgoutins, approuvaient la résistance de leur chef. Alors, hors de lui, le colonel Fourchaud injuria le commandant Fournier de Viollet et lui demanda s'il avait peur. Devant cet argument le commandant céda et se rendit à Saint-Privat. Le colonel Fourchaud était brave et énergique, mais il s'excitait au feu jusqu'au point d'agir sans discernement. Chargé d'amener à Saint-Privat les troupes restées en réserve, il prenait toutes celles qu'il rencontrait sans s'inquiéter si elles étaient nécessaires là où elles se trouvaient. Ainsi, de son fait, les Saxons trouvèrent Roncourt à peu près dégarni.
L'occupation par l'ennemi de ce village en arrière de notre ligne détermina la retraite de notre droite. La division Lafont de Villiers, qui la composait, réduite à trois régiments par le ralliement en arrière du 94e, avait perdu l'avant-veille la moitié de ses officiers et ses meilleurs soldats. Depuis plus d'une heure ses rangs s'égrenaient et les capitaines d'état-major Tisseyre, Clément et Hiver « parcouraient la ligne de bataille, m'a raconté l'un d'eux, pour arrêter les groupes qui faisaient demi-tour l'arme sur l'épaule et se retiraient disant ne plus avoir de cartouches. ».
Le capitaine Tisseyre, ici général
Aussitôt à Roncourt, les Saxons ouvrirent le feu sur la
division Lafont de Villiers en la prenant à revers, et des hussards, formant
leur avant-garde, sabrèrent des soldats du 75e. Recevant des balles dans le dos,
la division recula et en voyant des cavaliers, le général de Sonnay la forma en
deux carrés. Le général Lafont de Villiers égaré dans le flot des débandés fut
entraîné du côté de Metz et le lendemain le maréchal Canrobert, quand il le
retrouvera après l'avoir longtemps cherché, lui en fera reproche.
Si l'on
n'arrêtait pas les Saxons, Saint-Privat allait être attaqué sur deux faces et le
maréchal Canrobert avec ses compagnons d'armes y seraient faits prisonniers. Le
colonel Fourchaud, dont le zèle irraisonné était en partie cause du danger, s'en
rendit compte et chargea le lieutenant Plazanet d'aller chercher le 100e de
ligne, la dernière réserve du corps d'armée. "Dites au colonel Gremion,
ainsi s'exprima-t-il, que nous sommes f., mais le maréchal Canrobert ne veut pas
s'en aller et il s'agit de le dégager. » Le lieutenant Plazanet trouva le
gros colonel Gremion à pied fumant sa pipe : il commença par la débourrer, puis
fit avancer les 2e et 3e bataillons sur Saint-Privat et resta avec le 1er sur la
lisière de la forêt de Jaumont, où il fut inutile.
Le colonel Grémion
En voyant le 2e bataillon se diriger du côté où
s'avançaient les Saxons, le général Tixier se porta devant le front, tira son
épée, fit battre et sonner tambours et clairons et se mettant en tête avec son
état-major, marcha sur l'ennemi. Il y avait aux environs des quantités de
soldats débandés; le général Tixier leur criait : « Venez avec nous; si vous
n'avez plus de cartouches, vous avez encore vos baïonnettes. » Plusieurs
centaines d'hommes obéirent et vinrent prolonger le bataillon du 100e à droite
et à gauche. En le voyant s'avancer avec résolution, les Saxons crurent à
l'arrivée de réserves : ils s'arrêtèrent, leurs éclaireurs reculèrent sur le
gros de leurs forces et leur marche fut encore retardée.
Le 3e bataillon du
100e, après avoir fait quelques cents mètres, s'était massé derrière
Saint-Privat. Le colonel Fourchaud le voyant au repos galopa au commandant
Poilloue de Saint-Mars : « Que faites-vous là » , cria-t-il. «J'ai
été placé là pour attendre des ordres. — Eh bien, le maréchal Canrobert vous
demande si vous allez laisser enlever le village? — Que faut-il faire? — Il faut
vous jeter dans Saint Privat, baïonnette au canon, les Prussiens commencent à y
entrer. » L'assertion était prématurée, dit le lieutenant Lemaire de
Montifaut, mais le village était en ce moment sous une douche de projectiles : «
Le commandant Poilloüe de Saint-Mars nous mit au pas gymnastique et, lui en
tête, nous dirigea à l'entrée par la grande route. Cette course dans des terres
labourées amena du désordre dans les rangs. Ma compagnie était en queue de
colonne. Il y avait des traînards : un de mes réservistes s'écria : « On
nous mène à la boucherie. » Je lui mis mon revolver sous le nez, le prévenant
qu'un mot de plus, je lâchais le coup. D'autres grognaient et disaient : «
On va nous faire tuer. » Le moral avait disparu. Aux premières maisons du
village le bataillon s'arrêta instinctivement. Devant nous les poteaux
télégraphiques et les peupliers étaient à chaque instant ébranlés ; les obus en
avaient coupé quelques-uns qui gisaient à terre avec de grosses branches ; des
blocs du macadam de la chaussée étaient projetés en l'air et retombaient plus
loin comme une masse de mitraille. Impossible de traverser cette route, criblée
comme elle l'était, et le bataillon demeurait à l'état de troupeau contre les
murs d'une maison, le commandant et les officiers s'efforçant de rétablir
l'ordre. Une détonation retentit puis de la fumée et une bousculade : en me
retournant, je vis le cheval du commandant à un galop échevelé et sans cavalier.
A quelques pas il y avait un groupe. Je m'approchai : au milieu était le
commandant Poilloue de Saint-Mars : « Je veux, disait-il, qu'on me laisse. » Il
avait la jambe droite à moitié enlevée : on le hissa sur le cheval de
l'adjudant-major Lansac et on le conduisit en le maintenant jusqu'à l'ambulance
la plus voisine. Cette scène dramatique dont tout le bataillon avait été
spectateur augmentait encore le trouble des esprits. »
Le capitaine Pouillou de Saint Mars, ici général
Le capitaine
Kieffert prit le commandement. Le jour baissait : les batteries allemandes
accéléraient leur feu; Saint-Privat brûlait en partie. Les blessés se sauvaient
des maisons où l'incendie les menaçait et ceux qui ne pouvaient se lever
poussaient des cris effroyables. Le départ des hommes, des sections, des
compagnies et même des bataillons, s'accentuait. Les officiers avaient toutes
les peines du monde à maintenir encore derrière les murs et dans les maisons
ceux de leurs hommes qui ne pouvaient plus, faute de munitions, rendre les coups
qu'ils recevaient et voilà que des balles venaient les frapper de flanc et par
derrière. Ce fut une dernière épreuve pour beaucoup qui abandonnèrent la lutte,
et particulièrement, entre Saint-Privat et Amanvillers, il ne resta presque plus
personne.
L'ennemi s'en aperçut et reprit aussitôt l'offensive. Enlevés par
leurs officiers survivants et doublés par une partie du corps saxon accouru à
leur aide, les soldats de la garde prussienne se levèrent et montèrent à
l'assaut de Saint-Privat. A l'est et au nord leur marche fut encore arrêtée par
nos feux, mais au sud-est ils purent avancer sur le terrain laissé vide par le
départ de la division Levassor- Sorval et bientôt ils entourèrent le hameau de
Jérusalem dont les défenseurs se sauvèrent pour ne pas être pris.
Général
Levassor Sorval
Les braves qui se maintenaient dans les vergers de l'est
et du nord de Saint-Privat cherchaient des cartouches sur les morts ou
ramassaient des paquets abandonnés. Certains conservaient encore la gaieté et
l'esprit de blague. Une compagnie était en réserve dans Saint Privat; entre deux
explosions d'obus, un sous-officier en serre-file se met à dire : «
Quelqu'un a-t-il une glace? » Le capitaine se retournant : «
Pourquoi faire? — Oh, pour voir la. figure que nous faisons. » Et tous
d'éclater de rire.
A côté du général Le Roy de Dais, des soldats du 12e
fouillaient les gibernes des morts et après avoir pris les cartouches, se
tournant vers le général, lui disaient ; « Regardez, mon général, je parie
que je fais tomber ce chef à cheval qui est là-bas près de cette haie. »
Non loin de l'entrée de Saint-Privat, où le maréchal Canrobert venait de se
rendre, un groupe de soldats revenait. Tout à coup surgit, devant eux, sortant
d'on ne-sait où, un petit sergent qui se redresse, et barrant le passage avec
son fusil s'écrie : «Arrêtez-vous; mettez-vous derrière ce mur et tirez vos
dernières cartouches. Si vous n'en avez pas, je vais vous en donner. » Son
air d'autorité, son courage en imposèrent; les hommes s'arrêtèrent, se
retournèrent et recommencèrent le feu. Le maréchal alla au sergent et lui dit :
« Jeune homme, donnez la main au maréchal Canrobert » , en lui
tendant la sienne. Je n'ai pu retrouver le nom du sergent, mais s'il vit encore,
il doit se souvenir avec une légitime fierté de ce fait que m'ont raconté les
officiers d'ordonnance du maréchal qui en furent les témoins.
Sur le front
du 4e de ligne un vieux soldat nommé Audissier tombe au moment où sa compagnie
recule, et quand ses camarades s'arrêtent, ils le voient seul exposé aux obus et
aux balles. Le soldat Hutin saute le petit mur qui l'abrite, court au blessé, le
rapporte sur son dos jusqu'à l'ambulance de l'église et revient à sa compagnie.
Des officiers d'état-major, le commandant Caffarel, les capitaines Tisseyre,
Paul de Saint-Sauveur, les lieutenants Chamoin, de Forsanz et Raymond Duval
galopaient après les groupes, les exhortaient, et souvent les faisaient revenir
au combat; quand ils en avaient décidé quelques-uns, ils allaient en rechercher
d'autres.
«Nous nous repliâmes, a écrit le lieutenant Delor du
10e de ligne, et quelques-uns de nos hommes firent notre admiration : ils
s'arrêtaient, se groupaient, tiraient, puis reprenaient leur marche et
s'arrêtaient encore pour tirer. Nous atteignîmes ainsi la place de l'église. Le
maréchal Canrobert était à cheval ; nous le saluâmes et mon capitaine, M. Roque,
lui exposa pourquoi nous battions en retraite; il nous répondit par quelques
paroles d'encouragement et nous dit de nous mettre derrière les petits murs
extérieurs de Saint-Privat. »
Il est 7 heures un quart ou 7 heures et
demie; les Prussiens sont entrés dans Jérusalem et 284 canons criblent
Saint-Privat d'un feu précipité : les obus enfilent la grande rue et tombent en
pluie autour de l'église. Des fractions des 4e, 10e et 12e de ligne sont dans
les maisons et dans les vergers. Le chef de bataillon Morin, qui commande le
10e, se promène les bras en l'air et en criant : « C'est comme à
Inkermann. »
Le capitaine Tillette de Clermont-Tonnerre continue à
faire exécuter des feux avec sang-froid. Le capitaine Zédé du 12e, un peu
plus au nord, fait de même, mais les cartouches commencent à manquer et beaucoup
ont épuisé leur force morale et physique.
« J'ai l'impression que
l'heure est tragique, écrit le lieutenant Munier; derrière nous pas
d'infanterie pour nous soutenir, mais, au loin, près de la forêt, les chasseurs
d'Afrique dont les chevaux sont rendus fous par les obus. Tout à coup des cris
de : « En retraite ! » sont prononcés à la fois par des voix différentes.
Les hommes très nerveux se lèvent d'un bond et partent au pas de course. La
réaction se produit heureusement : « Au pas » , répète-t-on, et on se
calme; les hommes marchent et s'arrêtent pour faire feu, mais leur tir n'a plus
guère d'efficacité! Le sous-lieutenant Berthelot tombe : le soldat Jacob le
relève et le charge sur ses épaules; un obus les atteint et les jette à terre.
Au-delà de Saint-Privat nous sommes pris en écharpe par des troupes qui viennent
de Roncourt. Les régiments se mêlent, les appels s'entrecroisent; c'est le
désordre : j'ai ma section avec moi, mais j'ai perdu mon capitaine. »
La toiture du clocher de l'église brûlait et dans l'intérieur, où étaient accumulés plusieurs centaines de blessés, l'autel était brisé, les statues jetées à terre, la chaire arrachée du mur et renversée dans le milieu de la nef. Le curé se multipliait auprès des malheureux qui y restaient et que l'on s'efforçait d'emporter. Le jeune lieutenant de Martimprey en sortait tenant dans ses bras le général Colin.
Le général Colin
Autour, les maisons étaient en partie éventrées, les toits
crevés ; des pans de murailles éboulées par endroits s'échappait une fumée
épaisse et âcre avec des bouffées de flammes rouges. Dans les maisons où les
obus n'avaient pas allumé d'incendie, les soldats des 4e et 100e de ligne, les
derniers engagés et encore en possession de cartouches, tiraient sans cesser
dans trois directions. « On eût dit, a écrit le colonel Borson, autant de
vaisseaux entourés de toutes parts et faisant feu à la fois de tribord et de
bâbord. »
A droite et au fond de la place de l'église se tenait en
bataille la compagnie du drapeau du 10e de ligne, et nombre de soldats de ce'
régiment qui revenaient, leurs cartouchières vides, se ralliaient à sa gauche,
prêts encore à marcher à la baïonnette.
Lieutenant de Forsanz Officier d'ordonnace du maréchal Canrobert, il témoigne plus tard des derniers instants de Saint Privat à Germain Bapst pour son ouvrage : «C'était un charivari extraordinaire, les obus qui éclataient, les tuiles qui se cassaient avec fracas et qui tombaient en se brisant en mille pièces sur le sol, les cris des mourants et des blessés que l'on transportait, la fumée, l'incendie, la fusillade, l'écroulement des murs des maisons, tout cela troublait les esprits les plus rassis tellement que leur mémoire en a perdu sa précision ; on ressentait comme une calotte de plomb qui vous enserrait la tête; c'était une féerie, sanglante, horrible, impressionnante, qui me hante encore.» . Il poursuit une belle carrière sous la République |
Si devant de pareilles horreurs, beaucoup perdirent contenance,
si la tension nerveuse devint si violente chez certains que leur caractère et
leur nature se transformèrent, il en est d'autres qui montrèrent les plus nobles
et les plus belles qualités. Comme le maréchal Canrobert le fit au conseil de
guerre de Trianon, on doit rendre hommage à ces modestes soldats, serviteurs de
la patrie, fidèles à l'honneur et au devoir, qui restèrent à Saint-Privat
jusqu'au dernier moment. Seuls ceux qui ont vécu cette heure dramatique peuvent
dire ce qu'il a fallu de fermeté de cœur pour demeurer là jusqu'à ce que l'ordre
de se retirer fût arrivé et pour ne pas céder à cette suggestion presque
irrésistible de désespoir et d'affolement qui parcourut bien des rangs de
l'armée dans cette soirée.
Un obus arrivant sur le porche de l'église enlève un morceau
du fronton et de la croix de pierre qui le surmontent et ses éclats viennent
tuer le chasseur Thomas et frapper les chevaux du maréchal et des officiers de
son escorte. Passant de maison en maison, le « vaillant petit Péchot» va à
droite, à gauche, parlant tranquillement aux uns et aux autres, donnant ses
ordres et veillant à la défense du village.
Le général Le Roy de Dais, à
pied, sa canne à la main, est au débouché d'une rue, donnant l'exemple à ses
soldats embusqués dans les maisons d'alentour; ses hommes n'ayant plus de
cartouches, il envoie son officier d'ordonnance, le lieutenant Vialla, demander
au maréchal s'il faut faire mettre baïonnette au canon à ce qui lui reste de
braves et tenter une charge.
Voilà des renforts. Serait-ce enfin la Garde?
Ce sont le colonel Gibon, le commandant Séjourné et le capitaine Astier qui
ramènent chacun des groupes ralliés à force d'énergie.
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Une autre troupe apparaît conduite par le commandant
Philebert : «Nous avions été — a-t-il écrit — chargés de soutenir deux
batteries qui étaient arrivées à l'angle sud du village (batteries de Contamine)
; cette artillerie, ayant subi de grandes pertes, s'est retirée. Il est
impossible de rester en cet endroit où nous ne pouvons rien faire et où les obus
et les éclats de pierre des murs sont lancés dans toutes les directions. Nous
nous retirons quand un officier d'ordonnance du général du Barail (le capitaine
Paul de Saint-Sauveur) vient nous dire que le maréchal Canrobert est dans le
village et en danger. Je demandai aux hommes qui restaient autour de moi s'ils
voulaient m'accompagner à Saint-Privat. Ils me répondirent par acclamation et
nous nous mimes en marche. le les plaçai derrière un mur; alors il se produisit
chez eux une hésitation : ils se regardaient de cet œil fixe qui dénote
l'indécision, et ils eurent un mouvement de rotation instinctif comme celui des
troupeaux de moutons. Se croyant à l'abri, ces hommes ne se souciant pas de
retourner au danger, un vieux capitaine, M. Faucon, tirant son sabre, cria : «
Allons, au mur! , et poussant les hommes qu'il avait devant lui, il leur
commanda de faire feu. Frappés de l'énergie de cet officier, entraînés par son
ascendant, tous se ressaisirent et tinrent ferme. »
Il arrivait même à
Saint-Privat des soldats du 4e corps : « Ce n'est pas la direction de
la division de Cissey, a écrit le capitaine Mège, du 1er de ligne, mais me voici
aux premières maisons de Saint-Privat. où il y a plusieurs régiments que le
maréchal Canrobert contient. Il se place au milieu de la rue. nous sommes trois
ou quatre cents. il donne l'ordre de garder les issues et ce mouvement me semble
exécuté avec assez de précision. » Je pénètre dans le village avec quelques
hommes de ma compagnie, a également écrit le sous-lieutenant de La Fressonnière
du 70e. Nous sommes à l'église, le maréchal Canrobert, à cheval, donne des
ordres et organise la défense de Saint-Privat : de nombreuses maisons sont en
flammes et les obus pleuvent. Ceux qui ont vu le maréchal en ce moment ne
l'oublieront jamais, allant de groupe en groupe et encourageant chacun. Mais
bientôt mes hommes me préviennent que l'on entend le refrain de notre régiment
en arrière; nous y allons et nous retrouvons le gros du 70e. »
Le
commandant Féraud, qui accourait à cheval pour rallier la compagnie du génie
restée dans la tranchée, fut projeté en l'air par un obus qui éventra son
cheval; on le crut mort, il n'était que fortement contusionné. Le
lieutenant-colonel Saint-Martin, blessé, revenait aussi avec le lieutenant du
Couédic et une centaine d'hommes du 93e sans cartouches. Tout d'un coup les
flammes et la fumée qui sortaient du clocher de l'église eurent une poussée
énorme et s'élevèrent à plusieurs mètres ; un énorme craquement se fit entendre,
puis un bruit sourd : le toit du clocher s'effondrait, les cloches tombaient à
terre et leur choc produisait un bruit sourd et métallique.
Commandant Caffarel Aide de camp du maréchal Canrobert Le commandant Caffarel, qui avait été à Roncourt, revint annonçant les progrès des Saxons sur notre droite et nos derrières : il était très échauffé et suppliait le maréchal de se retirer. Aucune réponse, aucun geste; le maréchal, comme absorbé, ne semblait pas l'entendre; alors s'excitant d'autant plus, il devint si pressant que, tournant tranquillement la tête et le regardant, le maréchal lui dit en se redressant : « Un maréchal de France ne recule pas devant l'ennemi ! » Le commandant, de plus en plus emballé, riposta : « Ça vaut encore mieux cependant que de se laisser prendre. » . |
Le moment était venu d'abandonner Saint-Privat;
le maréchal le comprit. Il calcula que le général de Ladmirault avait eu le
temps de prendre ses dispositions en vue de l'évacuation de Saint-Privat et
pensant pouvoir tenir sur la crête en avant du défilé de Saulny, il donna
lui-même l'ordre aux généraux Péchot et Le Roy de Dais de se retirer en arrière
de Saint-Privat et au général Tixier« de former deux échelons avec les deux
bataillons restant du 100e régiment de ligne pour protéger la retraite des
défenseurs de Saint-Privat. »
Il était exactement 7 heures et demie, le
disque d'or du soleil avait disparu et un long nuage rouge prolongeait
l'horizon. Le colonel Borson en fit la remarque à ceux de l'état-major qui
étaient là.
Déjà depuis un quart d'heure une suite de détonations
d'artillerie se succédant coup sur coup en éclatant en arrière sur notre gauche,
était venue ramener l'espérance chez les plus énergiques. Était-ce la réserve
générale de l'artillerie de l'armée et la Garde qui débouchaient enfin?
Depuis que les batteries du 6e corps avaient quitté le champ de bataille, le
lieutenant-colonel de Montluisant les avait presque toutes réunies sur la butte
des Carrières, où il avait été possible de les ravitailler au moyen de plusieurs
caissons de munitions et c'étaient-elles qui venaient de rouvrir le feu.
L'ordre de retraite fut difficile à exécuter dans Saint Privat. Le gros des
défenseurs était composé de soldats du 4e de ligne et si le 3e bataillon, le
plus au nord, put être réuni par le colonel Vincendon, il n'en fut pas de même
pour cinq compagnies du 1er, engagées sur le front est et sud-est. Le capitaine
adjudant-major Poirier fut chargé de les prévenir. « Mais avant que
j'eusse pu voir tous les capitaines, a-t-il écrit, l'ennemi arrivait sur la
position. » Le capitaine Poirier voulut quand même accomplir sa mission. «
Arrivé au centre du village, nous dit-il encore, je rencontrai un groupe de
fantassins ennemis, je faillis être pris et je m'échappai grâce à mon cheval.».
Heureusement les compagnies non prévenues parvinrent à s'évader et presque tous
les officiers et les hommes valides rejoignirent le régiment le soir et le
lendemain. Mais une vingtaine de médecins, des fonctionnaires de l'intendance et
presque tous les blessés furent faits prisonniers.
Le maréchal
Canrobert avait déjà envoyé cinq officiers au maréchal Bazaine pour le tenir au
courant et lui demander du secours ; il lui en envoya un sixième l'informer de
la nécessité où il était d'abandonner Saint-Privat et lui demander ses
instructions. Il considérait dans un pareil moment comme non avenues celles qui
lui prescrivaient de se retirer sur Metz et en quittant Saint-Privat, il me l'a
dit, il pensait que le maréchal Bazaine lui indiquerait une position sur le
plateau de Saulny où il devrait garder un débouché en cas de reprise d'offensive
et en même temps un point de résistance pour arrêter la poursuite. Le commandant
Caffarel étant là, le maréchal lui fit suivre du doigt sur la carte la route qui
va à Saulny, lui montra les positions dominantes qu'elle longe et sur lesquelles
il jugeait possible de continuer la résistance si la Garde venait le soutenir ;
puis il lui indiqua à partir de Saulny le chemin le plus court pour gagner
Plappeville.